Les Mardis du cinéma
nous ont offert la chance de croiser les trajectoires de nombreux acteurs et
réalisateurs, parmi lesquels Katharine Hepburn, Cary Grant, Humphrey Bogart et
l’un de leurs metteurs en scène commun, Howard Hawks. Inutile d’avoir absorbé l’intégralité
de leurs filmographies respectives pour apprécier les émissions qui se
limitent, et c’est heureux, aux films incontournables de chacune des carrières.
Ci-dessous, le compte-rendu de deux premières émissions.
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Katharine Hepburn et Cary Grant dans Sylvia Scarlett, de George Cukor, 1935 (à gauche) et dans L'impossible monsieur bébé, d'Howard Hawks, 1938 (à droite). |
Mardis du cinéma : Katharine Hepburn ou les charmes de
l’intelligence par Michel Cazenave avec Noël Simsolo, Henry Chapier, Gilbert
Guez (première diffusion le 07 avril 1987).
À l'instar de Bette Davis
(1908-1989), la vie de Katharine Hepburn (1907-2003) traverse toute
l’histoire du cinéma parlant du XXe siècle, depuis les années 1930 jusqu'aux années 1990. Garçon manqué, « physique irlandais », femme sportive
d’allure, pas du tout complaisante, pas du tout alanguie dans le sens féminin
du terme, Katharine Hepburn ne fait pas fantasmer*, selon Henry Chapier (7’22’’) qui souligne d'emblée l'importance jouée par le visage et l'expression du corps de l'actrice dans sa carrière. Michel Cazenave le rejoint en se demandant dans quelle mesure
(…), Katharine Hepburn ne joue pas sur un certain registre qui est celui de
l’androgynie dans les rôles qu’elle
interprète au théâtre (Shakespeare) alors qu’elle a 21 ans. Cette sexualité bizarre (Noël Simsolo) ou ambiguë, qui ne passe pas inaperçue, sera prise en charge
très tôt dans sa filmographie par Dorothy Arzner notamment dans La
phalène d’argent (1933) ou par George Cukor
dans Sylvia Scarlett (1935).
À contre-courant de la star plantureuse, la constitution
physique et physiologique de Katharine Hepburn ne cesse d’intriguer les
intervenants de l’émission. Que ce soient sa voix métallique, son visage fait de maigreur, son jeu du corps aérien, son magnétisme, ou sa charge érotique extrêmement profonde, l’enveloppe de l’actrice imprègne le sens des rôles
qu’elle incarne à l’écran : une femme de tête, froide, cérébrale,
orgueilleuse, désérotisée. Son intelligence est également soulignée, et sur un
plateau de cinéma, sa technique de jeu prend aussi bien en compte les dialogues
des autres comédiens qu’elle connaît par cœur, que la place de la caméra ou des
idées de mise en scène.
En 1938, sous la
direction d’Howard Hawks, elle tourne dans une comédie délirante avec Cary Grant, L’impossible
monsieur bébé. (34’03’’) De ce film et du
suivant (Indiscrétions, George Cukor,
1940) Michel Cazenave dit : Katharine Hepburn acquiert une
dimension nouvelle par rapport aux créations qu’elle avait déjà faites, puisque
par-derrière l’apparence de respectabilité
(…), en réalité, elle incarne le conflit profond même s’il est traité
sur le mode léger et humoristique de la comédie, (…) à savoir que d’une part elle est comme contrainte par
une loi morale (…) qui la place
dans le statut traditionnel et romantique de la femme déesse, vestale, qu’on ne
peut pas approcher. Et en même temps, (…) il
y a cette sorte de volonté (…) de
pouvoir plonger dans le monde de ce qui est apparemment la folie, mais qui
représente en réalité la vérité la plus profonde de notre cœur. (…) (37’10’’)
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L'irrésistible Katharine Hepburn entre délicatesse et folie douce dans L'impossible monsieur bébé, d'Howard Hawks, 1938. |
Retour sur The philadelphia story, la pièce de Philip Barry dont fut adapté le film de
Cukor intitulé Indiscrétions. À
une époque où Katharine Hepburn est perçue comme impopulaire à la suite
notamment de l’échec commercial de L’impossible monsieur bébé, le personnage de théâtre Tracy Lord représente pour
elle un tournant important. (39’50’’) D’un point de vue personnel, c’est un
succès. Puis le film pour lequel elle avait acquis les droits est primé deux fois
aux Oscars (meilleur scénario et meilleur acteur pour James Stewart). L’actrice
quitte alors la RKO pour la MGM et renoue avec une variété de rôles. Aux
studios, elle rencontre Spencer Tracy, avec qui elle entretient une liaison et
tourne une dizaine de films. Mais leur histoire est tue car l’acteur est marié
et ne veut pas divorcer en raison de son fils handicapé, si bien que
leur vie conjugale [semble avoir été] vécue à l’écran uniquement, 25 ans durant.
Les films qu’elle joue sur la vie de couple (La femme de
l’année de George Stevens, 1942 ou Madame
porte la culotte**, George Cukor, 1949,
voir à partir de 57’24’’) laissent progressivement place à des rôles ingrats (par
rapport à ce qu’elle pouvait faire),
c’est-à-dire des rôles de vieilles filles, dans les années 1950 (L’odyssée de l’African Queen, John Huston, 1951, voir à partir de 1h00’32’’, ou Le
faiseur de pluie, de Joseph Anthony, 1956).
Le film de Mankiewicz Soudain, l’été dernier (1959) adapté d’une pièce de Tennessee Williams,
rentre dans ce cadre (voir à partir de 1h02’38’’). Michel Cazenave : (…) Alors
même qu’elle souffre des premières atteintes
(…) de la maladie de Parkinson qui lui imposent comme une sorte de
tremblement des mains et de la tête qu’elle ne peut dominer, elle arrive à
l’intégrer dans son jeu de telle manière que ça devient l’une des dimensions
les plus essentielles de ce jeu même, et qu’elle va imposer comme une sorte de
climat de folie non dite au début du film
(…) tel qu’ensuite, ce sera tout naturellement que nous entrerons
dans une cure qui hésite entre la psychanalyse et la psychiatrie classique (…). À 52 ans, elle se sert de tout ce
qu’elle a fait jusqu’ici, de l’ensemble de son expérience (…) pour la magnifier (…).
Les dernières minutes de l’émission consacrent l’aura de
Katharine Hepburn, rencontrée par au moins deux des trois intervenants au
début des années 1990. Gilbert Guez évoque l’allure folle (1h18’05’’) de l’actrice, son style vestimentaire
atypique (pantalon et tennis, loin des conventionnelles jupe et robe attendues)
et Noël Simsolo la crispation interne de son visage impropre à la séduction lissée hollywoodienne. Aujourd’hui
Katharine Hepburn est une star de cinéphile
dit-il, [mais] n’est pas une star comme Marylin Monroe ou Marlene
Dietrich ou Ava Gardner ou Brigitte Bardot.
Henry chapier : On [l’] imagine
mal se prêter par exemple à des séances de photos interminables, être, comme
tous les studios le réclamaient à l’époque avec des fleurs dans ses bras, un
bébé, ou près de la piscine, à accepter qu’on empiète sur sa vie privée. On ne
connaît rien d’elle (…). C’est
l’anti-comportement de la star en devenir.
(1h23’19’’)
* Élégant ce commentaire de Chapier à 15’03’’ : Une
fois que les charmes de la jeunesse d’une femme passent un peu, il est évident
que le côté cérébral va venir en premier.
** Les ex-Nouveaux chemins de la connaissance, d’Adèle van Reeth ont consacré une émission à ce film en compagnie d’Olivier Abel : « Philosophie du mariage à l’âge d’or d’Hollywood (3/4) : Adam’s rib (Madame porte la culotte) de George Cukor » (22 mai 2013), dont voici une esquisse du plan :
Introduction d’un fait divers public (en Une des journaux)
dans la vie privée d’un couple d’avocats et déplacement du problème conjugal au
tribunal ; La scène du massage et la tape transformée en claque :
vengeance domestique du mari sur les positions publiques défendues par sa
femme (confusion entre le contrat de mariage et la représentation de la
Loi) ; Double mouvement croisé : 1/ la demande d’égalité entre
l’homme et la femme 2/ La recherche d’une émancipation féminine au nom de cette
égalité ; Le couple : entre solitude inconciliable et compagnonnage
nécessaire, et le mariage : un pacte sujet à l’interprétation ;
Fin de la magie du couple : quand les ficelles sont dévoilées (comment
rester ensemble alors qu’on pourrait se séparer ?)
*
Mardis du cinéma : Cary Grant, par Michel Cazenave, avec Jacques Siclier et Gilbert Guez (première diffusion : 05 avril
1988).
Reconnu comme un homme élégant, au naturel flegmatique et à
l’assurance facile, Cary Grant (1904-1986), de son vrai nom Archibald Alexander
Leach, est né de parents retoucheurs à Bristol. Son enfance est marquée par la
dépression de sa mère (plus tard internée) et par la rencontre de comédiens
ambulants qui l’amènent à quitter le foyer alors qu'il est adolescent. Il a été funambule, il a
été clown, il a été acrobate, et on peut penser que c’est de là qu’il a acquis
cette gestuelle précise (…). Il a
appris le sens du comique, il a appris le sens du timing (7’47’’). Quand la troupe se dissout, il poursuit son apprentissage avec des rôles dans des comédies musicales. Il
arrive à Hollywood en 1932, il a 28 ans.
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En 1939, dans Seuls les anges ont des ailes d'Howard Hawks, Cary Grant a une façon toute personnelle de porter le col de chemise pour dissimuler son cou épais (ici avec Rita Hayworth). |
Rapidement remarqué dans Blonde Venus (Joseph von Sternberg, 1932) par Marlene Dietrich
qui en fait son amant, puis par la croqueuse d’hommes Mae West dans Lady
Lou (Lowell Sherman, 1933), Cary Grant séduit, malgré un cou épais (c’est là qu’il a adopté ses
cols hauts, relevés) et un physique mal
dégrossi.
Selon Gilbert Guez, le couple qu’il a formé avec Irene Dunne dans Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937) a fait plus pour sa popularité que Sylvia Scarlett (George Cukor, 1935) avec Katharine Hepburn, tourné 3 ans après ses débuts. Néanmoins, face à cette dernière dans L’impossible monsieur bébé, (Howard Hawks, 1938) il a trouvé un comique beaucoup plus moderne, plus sec, plus cynique, basé sur des rapports de force, des calculs [ce qui fait] que ces comédies traversent les années, elles n’ont rien de démodé. (17’52’’) Avec ce film, Cary Grant s’impose comme l’un des grands de la comédie américaine. C’est là qu’il y a eu vraiment l’ironie royale, le cynisme, la loufoquerie, sûrement. Je crois qu’il a trouvé définitivement cet alliage de vivacité, d’élégance, de souplesse, de lucidité (…) avec Katharine Hepburn. (…) C’étaient deux animaux insolites ensemble. (24’24’’)
The Philadelphia story (George Cukor, 1940) d’une part et L’impossible monsieur bébé, de l’autre, avec Katharine Hepburn dans les deux cas, il me semble que (…) le jeu de Cary Grant [est composé] des ingrédients qu’il a imposés (la loufoquerie, l’humour, etc.). Et on a l’impression en même temps qu’il y a une autre dimension. C’est-à-dire qu’il nous offre ce visage, et qu’en même temps, lui-même a une sorte de distance intérieure. (…) Il n’est pas victime de l’illusion qu’il est en train de créer. Michel Guez : Non, et même il y a dans sa diction, dans ses regards, dans certains arrêts avant les reprises (…), il essaye d’établir une complicité avec nous. (…) Il avait à la fois la gouaille populaire et puis un prolongement snob. (27’21’’) Alors quoi de plus excitant que de mettre à l'épreuve ce « détachement » affecté dans l’interprétation de ses rôles (ce jeu dans le jeu comme l’appelle Cazenave) en précipitant Cary Grant dans les bras de femmes malicieuses ? Peine perdue, l'acteur redouble de génie !
Quand il est conduit à se travestir en femme pour se tirer d’un mauvais pas dans deux films d’Howard Hawks, Cary Grant compose avec sa part féminine dans laquelle Michel Cazenave lit toute l’ambiguïté de l’homme, qui était homosexuel. Mais plus généralement, l'acteur tourné en ridicule savait tirer parti du comique créé pour susciter un sentiment de tendresse chez le spectateur.
Selon Gilbert Guez, le couple qu’il a formé avec Irene Dunne dans Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937) a fait plus pour sa popularité que Sylvia Scarlett (George Cukor, 1935) avec Katharine Hepburn, tourné 3 ans après ses débuts. Néanmoins, face à cette dernière dans L’impossible monsieur bébé, (Howard Hawks, 1938) il a trouvé un comique beaucoup plus moderne, plus sec, plus cynique, basé sur des rapports de force, des calculs [ce qui fait] que ces comédies traversent les années, elles n’ont rien de démodé. (17’52’’) Avec ce film, Cary Grant s’impose comme l’un des grands de la comédie américaine. C’est là qu’il y a eu vraiment l’ironie royale, le cynisme, la loufoquerie, sûrement. Je crois qu’il a trouvé définitivement cet alliage de vivacité, d’élégance, de souplesse, de lucidité (…) avec Katharine Hepburn. (…) C’étaient deux animaux insolites ensemble. (24’24’’)
The Philadelphia story (George Cukor, 1940) d’une part et L’impossible monsieur bébé, de l’autre, avec Katharine Hepburn dans les deux cas, il me semble que (…) le jeu de Cary Grant [est composé] des ingrédients qu’il a imposés (la loufoquerie, l’humour, etc.). Et on a l’impression en même temps qu’il y a une autre dimension. C’est-à-dire qu’il nous offre ce visage, et qu’en même temps, lui-même a une sorte de distance intérieure. (…) Il n’est pas victime de l’illusion qu’il est en train de créer. Michel Guez : Non, et même il y a dans sa diction, dans ses regards, dans certains arrêts avant les reprises (…), il essaye d’établir une complicité avec nous. (…) Il avait à la fois la gouaille populaire et puis un prolongement snob. (27’21’’) Alors quoi de plus excitant que de mettre à l'épreuve ce « détachement » affecté dans l’interprétation de ses rôles (ce jeu dans le jeu comme l’appelle Cazenave) en précipitant Cary Grant dans les bras de femmes malicieuses ? Peine perdue, l'acteur redouble de génie !
Quand il est conduit à se travestir en femme pour se tirer d’un mauvais pas dans deux films d’Howard Hawks, Cary Grant compose avec sa part féminine dans laquelle Michel Cazenave lit toute l’ambiguïté de l’homme, qui était homosexuel. Mais plus généralement, l'acteur tourné en ridicule savait tirer parti du comique créé pour susciter un sentiment de tendresse chez le spectateur.
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Un Cary Grant fémininé dans deux films d'Howard Hawks : à gauche L'impossible monsieur bébé (1938) et à droite dans Allez coucher ailleurs (1949). |
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Arsenic et vieilles dentelles, Frank Capra, 1944. |
À l’heure d’émission, Michel Cazenave évoque les rapports
complices de Cary Grant avec les actrices à travers les soutiens de ses
regards quand l’autre dit son texte
(1h03’48’’). Il rappelle également qu'avec l'âge, l’homme n’en reste pas
moins un jeune premier (un « vieux premier » dit-il) aux partenaires de jeu toujours aussi jeunes, serait-on tenté d’ajouter.
Quelques exemples pris dans la dernière décennie de sa filmographie : Dans
La main au collet (Hitchcock,
1955), Cary Grant a 51 ans quand Grace Kelly est engagée à 26 ans. Dans Embrasse-la pour moi (Donen, 1957) il a 53 ans et Jayne Mansfield, 24 ans.
Dans La mort aux trousses
(Hitchcock, 1959), il a 55 ans, Eva Marie Saint, 35 ans. Dans Charade (Donen, 1963), il a 59 ans, Audrey Hepburn, 34 ans.
Ses rares incursions dans le registre dramatique n’auront jamais séduit le public (On murmure dans la ville, Mankiewicz, 1951, Grand méchant loup appelle, Eckland, 1964). À sa retraite cinématographique, il reste un homme d’affaires toujours aussi pris, élégant et bien accompagné. Il meurt à 82 ans d’une congestion cérébrale à Davenport juste avant de participer à une discussion publique.
Ses rares incursions dans le registre dramatique n’auront jamais séduit le public (On murmure dans la ville, Mankiewicz, 1951, Grand méchant loup appelle, Eckland, 1964). À sa retraite cinématographique, il reste un homme d’affaires toujours aussi pris, élégant et bien accompagné. Il meurt à 82 ans d’une congestion cérébrale à Davenport juste avant de participer à une discussion publique.
N.B. : En 1988, l’émission divise avec force délicatesse la parole radiophonique en deux camps : aux femmes revient le
commentaire du modèle masculin incarné par Cary Grant... Aux
hommes sont légués l’analyse cinématographique et les récits d’anecdotes personnelles
(ses complets dupliqués, sa pratique de l'auto-hypnose pour sevrer son tabagisme).
*
Bonus : Juste après ou juste avant l'acquisition de leurs nouvelles identités, Katharine Hepburn (dans sa peau de jeune homme) et Cary Grant (bientôt travesti en femme) s'arrêtent devant une porte de toilettes qu'ils n'ouvrent pas. « Naturellement. »
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À gauche : Katharine Hepburn dans Sylvia Scarlett. À droite : Cary Grant dans Allez Coucher ailleurs (la lecture du mot LADIES fait l'objet d'un quiproquo hilarant). |
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