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Faire pause. Revenir en arrière.
Et vivre à nouveau, en connaissance de cause, une minute ou vingt années de passé. Rien de plus merveilleux... Mais « se réveiller dans un autre temps, c’[est] naître une seconde fois adulte. Le choc [est] trop fort. » (8'08'') dit la voix off du film La jetée réalisé par Chris Marker. Cette citation pourrait résumer tout ce qui va suivre. À partir de la fiction radiophonique La montre magique (première diffusion le 27 juin 1949) qui expose les
pérégrinations d’un homme condamné à revivre sa vie depuis l’enfance, j’ai
entrepris de comparer plusieurs types de voyages dans le temps, au cinéma. Dans
la mesure du possible, les films abordés sont corrélés à des archives
radiophoniques les concernant.
L’histoire de La montre
magique (scénario de Pierre Scize et
Jean-Paul Le Chanois) prend place au milieu de la forêt alsacienne, un soir
d’orage, dans une maison qui a connu le malheur. Sa tenancière Lisebeth y vit seule avec le souvenir
d’un mystérieux Frantz, un enfant qui a grandi ici mais qui n’était
pas le mien. Un tel cadre pourrait rebuter n’importe quel visiteur de passage. Mais
pas notre narrateur qui se laisse accueillir nonobstant les mises en garde successives.
Alors qu’il s’enquiert du passé
de la demeure, son attention est soudainement attirée par une montre de ces
vieux modèles qu’on appelait oignon. Le
cadran brisé, posée sur un petit socle de velours rouge, ses deux aiguilles [sont] semblables à deux serpents ou à
deux éclairs de foudre, et en place des signes habituels de l’heure [sont représentés] les douze symboles du
zodiaque (11’59’’). Il n’en faut pas plus
au narrateur pour la prendre dans ses mains et faire basculer le récit dans une
dimension surnaturelle. Soudainement, le tic-tac déréglé de la montre renaît et
une mystérieuse voix féminine en émerge : « Pitié, je
n’avais rien fait de mal. Pourquoi ne m’as-tu pas laissée vivre ? » L’intervention de Lisebeth rompt le charme mais la
brèche est ouverte. Une deuxième histoire commence à l’intérieur de la
première. Elle plonge de plain-pied l’auditeur quinze ans auparavant dans la
vie de Frantz Christel à la veille de son mariage avec Émilie Satler.
Le récit commence sous de sombres
auspices. Frantz, qui vient de perdre son chien Mobsel fauché par un camion,
découvre au milieu de ses cadeaux de mariage un voile offert par Mathias, l’amoureux
évincé. Ce riche présent lui met la puce à
l’oreille. Le soir-même il rend visite à son camarade d'enfance qui l’assure de sa
loyauté et pousse la politesse jusqu’à lui offrir une montre de famille... Elle appartenait
au Comte de Lichtenberg lui apprend-il. _ Celui
qu’on a brûlé autrefois comme sorcier ? demande
Frantz mi-stupéfait mi-inquiet. Devant le rire de son ancien rival, le futur
marié reprend la route d’un pas léger non sans avoir remonté la montre. Pauvre
de lui ! En appuyant sur le poussoir, Frantz a enclenché sans le savoir la
marche arrière du temps. Désormais, les heures avancent à rebours de sa vie. Il
est 23h.
Puis 22h30...
21h…
21h…
Arrivé chez lui à 20h pour gagner
le lit, Frantz constate que les aiguilles se sont mis à tourner à l’envers,
de plus en plus vite jusqu’à n’être plus qu’un halo bleuâtre. Par la fenêtre
ouverte, le ciel s’est éclairci, le jour est venu, puis la nuit. (…) Un crépuscule, une aube, une nuit se
sont succédé sans cesse plus rapide. (…)
Et le soleil devenu fou s’est mis à sillonner les airs sautant au plus haut des
nues, se levant à l’ouest et se couchant à l’orient. (…) Les jours et les saisons se succédaient
de plus en plus vite et la lune dans le ciel parcourait rapidement ses phases. (…) Frantz veut se débattre, se lever. Il
tire la couverture. La table de nuit bascule et la montre du Comte de
Lichtenberg roule et se brise. Tout s’arrête.
(28’50’’) Le héros émerge de ce cauchemar dans le corps d’un enfant de sept
ans. Vingt années se sont rembobinées. Oui, Frantz n’était plus qu’un
tout petit garçon qui tremblait devant son père. Un petit garçon avec une
mémoire d’homme. Une voix de petit garçon et une voix intérieure qui résonnait
dans sa tête. (31’20’’)
Revenu dans sa chambre familiale
plus vraie que nature, Frantz croit à un rêve. Bientôt, l’hallucination tourne
à l’émerveillement. Les objets sont intacts, les parents sont à nouveau
vivants, les figures sont rajeunies. Toute la difficulté consiste maintenant à
dompter ce « nouvel ancien présent » qui s’impose et à se couler le
plus naturellement possible dans la vie quotidienne d’alors. Mais la visite
soudaine de Mathias éclate la bulle enchantée. Enchaîné à Frantz par la montre
magique, il a voyagé dans le temps avec lui dans l’espoir maintenant avoué de
ravir à son ami d’enfance les faveurs escomptées d’Émilie. Comme si partir de
plus loin permettait d’infléchir la trajectoire du destin… Si tu veux te
retrouver au jour d’hier, où tu étais si heureux à la veille de tes noces avec
elle, dit Mathias, il faudra pour
ça, mon cher Frantz, que tu remettes exactement tes pas dans ceux d’autrefois. (…) Il te faut revivre ta vie de la même
façon, sans en rien changer, mais en sachant à l’avance tout ce qui va
t’arriver (…) sans profiter de
ton expérience, ni de tes souvenirs. (…)
À ce prix-là, tu te retrouveras tel que tu étais hier. (38’07’’)
L’expérience du voyage de Frantz
dans le temps confine peu à peu à la torture. Revivre sa vie le frustre.
L’avenir ne l’angoisse pas, il le désespère. Rien n’arrive car tout est déjà
arrivé. Par dépit, Frantz cède parfois à la tentation : il raconte le
futur ! Quand son père le moleste, l’enfant qu’il est alors redevenu n’hésite pas à se faire justice sous les oreilles affolées de Lisebeth. Il
m’a battu ! Battu ! Battu avec sa canne. (…) Il mourra ! Il mourra demain ! (…) Il ira à la chasse au canard sauvage.
Son bateau se retournera sur l’étang. Il se noiera au milieu des nénuphars et
des roseaux ! (…) Je le
sais, oui je le sais ! (41’07’’)
Frantz sait aussi qu’il regrettera d’avoir « permis » la mort de son
père en ne l’empêchant pas. Même si le désoeuvrement le conduit à prononcer d’autres
mauvaises nouvelles, il tente une fois de conjurer le sort. À son médecin, ne
glisse t-il pas avec insistance : Docteur, je vous aime bien. (…) Soignez bien [votre fils]. Rentrez vite chez vous, il
vous attend. (1h05’48’’) ?
Naturellement, en vain. Isolé, en proie au chagrin, seul le creux d’un arbre
recueille ses confidences quand le poids du secret devient trop lourd. Ma
mère va mourir. (…) Je connaîtrai
le coupable d’un crime qui va se commettre et je ne pourrai le dénoncer à la
justice qui ne l’arrêtera que dix ans plus tard. Je ne pourrai prévenir le père
Coffel que sa grange va brûler. Ni Ludwig que la vendange d’une année tournera
au vinaigre. Je ne puis rien faire. Je ne puis rien dire. Émilie est au bout de ce long silence. (48’25’’)
Année après année, Frantz perd le
goût de vivre. À plusieurs reprises dans l’histoire, son suicide est
sous-entendu quand il n’est pas directement évoqué. Il y a des jours où j’ai
bien envie de me supprimer, de devenir un de ces morts qui sont là [dans le cimetière], tranquilles. Dix ans
encore… Dix ans de bagne à tirer. (50’34’’)
Pour venir à bout de ce long tunnel
qui l’accable, il cherche à savoir auprès de son médecin si une drogue existe pour tout oublier. Ici commencent les
rapports que je voudrais tenter entre la fiction radiophonique et quelques
films.
![]() |
Photogrammes d'Eternal Sunshine of the spotless mind, de Michel Gondry (2004). Joel Barish ensommeillé subit l'effacement de sa mémoire par un clinicien peu scrupuleux. |
Partons de ce point : Frantz
veut faire table rase de l’avenir comme d’autres du passé. Dans le film de
Michel Gondry Eternal sunshine of the spotless mind (2004), une entreprise est justement dédiée à l’effacement
des souvenirs, la bien nommée Lacuna.
À sa tête, des scientifiques purgent méthodiquement les résidus mentaux et
matériels des patients qui le demandent. Parmi eux, Joel Barish (Jim Carey) met
tout en œuvre pour oublier Clementine Kruczynski (Kate Winslet), son ancienne
petite amie. Le protocole qu’il suit est simple : relié par un casque à un
« neurologue » qui traite sa mémoire, Joel revisite en esprit tous
les moments qu’il a partagés avec Clémentine puis assiste à leur désagrégation
pour n’en garder finalement plus aucune trace. L’un d’eux remonte à l’enfance.
Tel que Gondry l’a mis en scène, Joel y apparaît sous les traits d’un petit
garçon adulte réfugié sous la table de la cuisine familiale. Dans l’espace du
décor, les échelles rendues contredisent le sens attendu des proportions. À
voir le personnage incarné par Jim Carrey tout à fait réduit, le spectateur a
l’impression que le mobilier qui l’entoure a triplé d’envergure mais aussi que
les adultes font figure de géants !
![]() |
Photogrammes d'Eternal Sunshine of the spotless mind, de Michel Gondry (2004). Les deux âges de Joel (Jim Carey), ici avec Clementine (Kate Winslet). Le trucage élaboré dans cette scène est expliqué dans ce making-of à la septième minute. |
À l’écran, Joel, un homme
d’environ 35 ans, navigue entre deux âges. Celui qui le désigne supposément
comme un enfant de 5 ans en proie aux caprices et soumis à l’autorité dans un
environnement hors de portée ; et celui qu’il a réellement quand il est rejoint
sous la table par Clementine qui fait jeu égal avec lui. Toutefois, dans cette
séquence assez brève, jamais le personnage qui se souvient ne concorde avec le
territoire de son souvenir (sauf une fois où Jim Carrey est vraiment remplacé
par un enfant sous la table). Un décalage visuel spectaculaire subsiste. Il
rappelle celui de Frantz dans La montre magique capable à la fois de respecter l’âge de la voix qu’il est supposé
avoir aux yeux des autres enfants que de reprendre sa voix d’homme quand il
s’adresse à son compagnon de route Mathias.
Cette même cohabitation des temps
se retrouve encore dans le film de Francis Coppola Peggy Sue s’est mariée (1986) où l’héroïne réussit l’exploit de remonter
vingt années de sa vie sans abriter le moindre rajeunissement (ni doublure, ni
maquillage). Ici comme dans les autres histoires, le spectateur est invité à
épouser le point de vue intérieur de la protagoniste qui reste exactement la
même en dépit des renversements extérieurs. Grâce à cet anti-trucage, Coppola
fixe une ligne de partage entre les époques et traduit le surplomb avec lequel
Peggy Sue revit son passé. Deux effets consécutifs s’en dégagent. D’un côté, le
temps de l’adolescence retrouve un lustre proprement inédit (les voitures
brillent, la jeunesse frappe) qui émeut l’héroïne. De l’autre, le passé sous
ses aspects rétrogrades surgit avec plus d’évidence dans les propos
contemporains de la voyageuse qui ne craint pas de dépareiller (voir sa tenue
de soirée au sortir du voyage dans le temps). Le constat dressé par Peggy Sue
est de ce point de vue souvent mordant. Elle se moque par exemple de son père
qui achète une nouvelle voiture, demande à sa mère de cesser les tâches
ménagères, tourne en ridicule les déclarations de son petit ami, saisit
l’occasion d’un adultère, bref juge selon des critères inhabituels. Ce faisant,
elle tente de déconstruire les stéréotypes américains des années 1960.
Dans une émission des Mardis
du cinéma consacrée aux films moins exposés
de Francis Coppola produite par Arnaud Laporte (première diffusion le 13 mai
1997), le critique de cinéma Thierry Jousse revient pendant quelques minutes
sur la charge souterraine que le cinéaste adresse à son époque dès les
premières minutes de son film. Il y a un paradoxe avec lequel Coppola joue très
bien, c’est qu’on voit que [Peggy Sue]
n’est pas jeune pendant tout le film. Elle est censée avoir 18 ans et c’est
Kathleen Turner qui a évidemment
au moins 15 ans de plus [qui l’interprète].
Ce corps étranger à l’intérieur de son propre milieu [renvoie au thème] de l’inadaptation (…). [Celui-ci
s’éprouve dans] une forme que Coppola a expérimentée à quelques
reprises, [à savoir celle] du
conte de fées. Non pas la féerie pour la féerie, mais la féerie dans l’Amérique
la plus minable d’une certaine façon. D’emblée, on est dans un pessimisme noir,
contrairement [aux apparences] puisqu’on
a plutôt l’impression que c’est un film (…)
assez gai [presque une] comédie. Mais toute la description de cette fête,
avant que le temps s’inverse (…),
qui dure une bonne vingtaine de minutes
[où] d’anciens élèves vieillissant sont confrontés aux photos de leur
jeunesse (…) - avec le
coté : qui a réussi, qui n’a pas réussi - c’est absolument terrifiant. Il
y a vraiment une vision quasiment cauchemardesque de cette Amérique-là. (…). (1h15’15’’)
Raccordons les propos de Thierry
Jousse à un exemple amusant du film. À l’instar de Frantz dans La montre
magique qui distille des prophéties sans
jamais être pris au sérieux, Peggy Sue prend plaisir à raconter quelques faits
du futur (bébés-éprouvette, greffe cardiaque, marche sur la lune). Parmi ses
camarades de classe, Richard Norvik se laisse exceptionnellement convaincre par
ces probantes prédictions (il étudie les sciences). Mais son petit ami Charlie
est plus circonspect, représentant en cela la méfiance du plus grand nombre.
Quand Peggy Sue lui tend les paroles de la chanson She loves you des Beatles (It will be a hit I
promess ! dit-elle), le musicien
déforme le refrain faute de comprendre comment sonne une bonne chanson. Il en
va de ce tube comme de l’époque. Les grands-parents mis à part, personne ne
reçoit avec évidence la lutte de Peggy Sue contre le conservatisme et la
pudibonderie de son temps. Preuve que la connaissance de l’avenir ne facilite
en rien sa réalisation.
*
Poursuivons la comparaison de La
montre magique avec le cinéma et descendons
les quelques marches qui séparent Joel Barish (Eternal sunshine of
the spotless mind) de Claude Ridder, le
personnage principal du film Je t’aime je t’aime mis en scène par Alain Resnais (1968). Alors que le
premier rejoue au bord de la conscience les épisodes de sa vie amoureuse dans
l’espoir de les éradiquer, le deuxième accepte de renouer avec une minute de sa
vie passée pour revivre les fragments d’une passion malheureuse. Mais dans les
deux cas, les processus déraillent en cours d’expérience. Si les deux
personnages consentent à livrer leurs corps à la médecine, leurs activités
cérébrales déjouent tous les calculs. Joel, depuis son état comateux, lutte par
exemple régulièrement contre son double immergé dans les profondeurs de sa
mémoire qui veut sauver de l’oubli quelques souvenirs passés avec Clementine.
Quant à Claude, sa téléportation dans le temps est déréglée par l’intensité
psychique avec laquelle il réinvestit sa vie en saccades. Si bien qu’au lieu
d’accéder à une minute de passé, il multiplie les effractions dans son ancienne
vie.
Sans doute, ces entorses aux
programmes scientifiques décrivent le degré d’affectivité inhérent au voyage
qui empêche le sujet (cobaye, victime ou candidat) de parcourir sa vie comme un
visiteur de musée. L’homme qui traverse les âges n’a rien d’un touriste. Tout
au contraire, c’est un acteur malgré lui, « plongé » sans ménagement
dans un passé à la fois connu et nouveau qui actualise ses souvenirs révolus, et
bouleverse par suite sa mémoire du temps présent (Cf. les courts-circuits
machiniques). C’est précisément ce qu’explique Pierre Montebello à Raphaël
Enthoven, dans une émission intitulée « Deleuze va au cinéma » (Les nouveaux chemins de la connaissance,
première diffusion le 13 juin 2011) où le film Je t’aime je
t’aime est évoqué : Toute la
conception du film consiste à montrer comment le rapport au passé perturbe absolument la subjectivité [de Claude Ridder]. (…) Quand on tente de
remonter dans le passé, on est soudainement englué dans des nappes de passé,
dans une sorte de nébuleuse [qui produit] des
distancions, des manques de raccord, des difficultés à cohérer l’ensemble. (…) (15’30’’) Pierre Montebello fait ici directement
allusion avec le mot nappe à la
terminologie deleuzienne qui réfère au séminaire sur le cinéma intitulé
« Vérité et temps, La puissance du faux » (1983-1984). Reprenons à
notre tour le passage du philosophe pour tenter de préciser le développement
avorté de Pierre Montebello.
Dans son cours du 05 juin 1984 (2/3), Gilles Deleuze distingue le souvenir du passé en rappelant que le
souvenir se conserve en l’homme et le passé dans le temps. S’il veut revenir en
conscience sur un moment de sa vie, l’homme doit suivre deux mouvements. 1/ Nous « sortons »
de nous-mêmes pour sauter dans une région du passé. Nous nous installons sur
une nappe (i.e. une portion de temps). (…) Nous
n’en avons encore aucun souvenir. Nous explorons cette région. (i.e. l’impression est confuse). 2/ Si nous
trouvons ce que nous cherchons mais sous une autre forme - tout est question de
pressentiment ou de
post-sentiment, alors tel point de la nappe de passé va s’actualiser dans une
« image-souvenir ». (i.e.
coïncider avec la recherche lancée). (44’43’’) Le chemin qui mène l’homme à la
récupération du souvenir est à la fois direct et sinueux. Direct car tout
mon passé coexiste avec soi et avec l’actuel présent (…) à des degrés divers
(…). Mon enfance, mon adolescence, mon état adulte et ma vieillesse
coexistent. (…) Il est vrai que
ces différents segments de passé se succèdent du point de vue de l’ancien
présent que [ces sections] ont
été. (…) Mais [depuis] le passé qu’elles sont [devenues vis-à-vis de l’actuel présent],
elles coexistent. (29’43’’)
Sinueux car les nappes de passé
coexistantes [ne sont pas des]
« images-souvenirs » [i.e. des souvenirs
en voie d’actualisation]. Mais elles les rendent possible. (35’50’’). Ce qui veut dire que les souvenirs ne
sont pas livrés « formés » par la mémoire de l’homme. Ils sont le
fruit d’une recherche dans le passé, d’un tâtonnement, d’un aller-retour entre le présent qui lance
une sonde et le passé qui est fouillé. Je
peux trouver ou ne pas trouver, peu importe,
dit Deleuze. Tous ces éléments
adossés à la philosophie de Bergson introduisent précisément le développement
sur Je t’aime je t’aime, un
des films les plus profonds sur le temps,
dit-il.
Deleuze concentre son attention
sur l’impossibilité de Claude Ridder de revivre une minute de son passé dans le
cadre scientifique imposé. Je m’intéresse à la question : pourquoi la
souris [qui est censée voyager à ses côtés]
s’en sort-elle et pas l’homme ? (…)
C’est-à-dire, pourquoi l’expérience des savants diaboliques ne pouvait-elle
valoir que pour la souris (…) ?
S’ils avaient lu Bergson, ils auraient su que l’homme ne pouvait que détraquer
la machine. (…) Ils auraient su
qu’un homme ne peut pas revivre un instant passé. Pas parce qu’il ne peut pas
revivre le passé. Mais parce qu’il ne peut pas revivre l’instant. (55’49’’) Pour expliquer l’engrenage qui entraîne
Claude Ridder dans une mosaïque de moments épars, Deleuze pose que tout
un instant appartient à un
continuum, c’est-à-dire à une
nappe de passé (5 juin 1984 3/3, 0’36’’). Les étendues de passé véhiculant leur lot
d’instants, l’homme ne peut pas abstraire
un [seul et unique] instant : il doit composer avec tous les événements
limitrophes qui le précèdent et qui lui succèdent. Donc, c’est forcé que
les nappes de passé enrayent la machine et que le héros de Je t’aime je t’aime soit baladé de nappes
en nappes, qu’il ne puisse pas sortir de la machine (0’59’’). Autrement dit
une nappe de passé « appelle » toujours une autre nappe de passé, un
instant, un autre instant, suivant la logique du ricochet.
![]() |
Photogrammes de Je t'aime je t'aime, d'Alain Resnais (1986). Dans la capsule de temps, Claude Ridder (Claude Rich) voyage avec une souris. Sous sa cloche, elle constitue la dernière image du film. |
Concrètement, dans le film, les
transports successifs de Claude Ridder sont inséparables du montage qui
concasse, répète et désordonne le passé du protagoniste. Le spectateur est au
départ dérouté par les pièces du puzzle distribuées. Mais ce chaos correspond
au désir d’Alain Resnais de tisser des relations d’ordre affectif, autrement dit des connexions dictées par
d’irrépressibles élans intérieurs. Voici comment le metteur en scène parlait de
son film au micro de Roger Régent dans l’émission Cinéma vérité (première diffusion le 04 mai 1968) : J’ai
toujours envie de faire rentrer dans mes films ce que j’appelle l’imaginaire,
parce que je pense que ça appartient en effet au réalisme et que si on essaye
de décrire la réalité, il n’y a pas de raison de penser que ce qu’il y a dans
la tête de quelqu’un est moins important que ce qu’il fait. Parce que je pense
que les deux sont évidemment en relation.
En utilisant la science-fiction, je crois que là je trouvais un
prétexte qui m’amusait pour raconter une histoire que je souhaitais légère, [et pour] composer une espèce de
dramaturgie qui serait uniquement à base d’émotions, [c’est-à-dire] non pas en mettant bout à bout des éléments
chronologiques, mais en essayant de créer des relations qui seraient d’ordre
affectif. J’ai presque envie de parler d’écriture automatique. (6’45’’) Bien sûr, il est criminel de faire l’impasse
sur le film La jetée de Chris
Marker (1962) auquel le propos d’Alain Resnais semble faire référence. Nous
nous contenterons de renvoyer le lecteur-auditeur à l’archive exhumée dans
l’émission hommage consacrée au cinéaste dans Mauvais genres (première diffusion le 08 mars 2014) :
« Alain Resnais, ce rêveur définitif ».
![]() |
Photogrammes de La jetée, de Chris Marker (1962) |
L'extrait, malheureusement non daté par
François Angelier, donne à écouter une interview d’Alain Resnais,
juré du prix Vigo décerné en 1963 au court-métrage de Marker. J’ai
l’impression que [La jetée] est
le premier film français de science-fiction qui donne une vision crédible de la
chose et qui laisse à l’imagination, grâce à la technique des plans fixes qu’il
a utilisée, une grande liberté. C’est pour ça peut-être que le film est aussi
émouvant. (39’15’’) Ces quelques mots
signifient toute l’importance que prend l’intervalle dans la pensée de Resnais
qui comparait encore en 1968 au micro de Roger Régent Je t’aime
je t’aime à la technique
néo-impressionniste. Quand on a le nez sur le tableau, toutes ces
touches de couleurs [i.e. les retours abrégés dans le passé] ne paraissent former qu’une mosaïque, mais dès qu’on
s’éloigne un peu, tout à coup, tout apparaît (10’28’’).
*
Il ressort de ces
« vacances » expérimentales que les personnages ne peuvent pas
retourner dans le temps sans occuper la place qui leur revient. Celle-ci induit
leur engagement (incorporation pour Frantz, infiltration pour Joel, immersion
pour Claude) et crée de la métamorphose. Impossible pour eux de subir à
l’identique leur retour dans le temps sans aménager de variations (Un jour
sans fin, de Harold Ramis, 1993), ni
ajouter des sorties de route (Eternal sunshine of the spotless mind) ou déconstruire la chronologie du quotidien (Je
t’aime je t’aime). Que ce soit pour Frantz
(qui doit, sur l’injonction de Mathias, revivre [s]a vie de la même façon, (…) sans profiter de [s]on expérience), pour Joel (qui souhaite tirer un trait sur Clementine) et pour
Claude (qui connaît la durée de son voyage limitée à une minute), le contrat
signé avec le temps revécu n’est jamais respecté. Frantz ne peut s’empêcher de
dévoiler le futur, Joel de cacher ses souvenirs, Claude de prendre le large au
gré de ses allers-retours spatio-temporels. En agissant ainsi, chacun espère
échapper (au moins provisoirement) à l’ordonnance qui a mis en œuvre leur
départ, qu’on l’appelle circuit informatique ou coup du sort. Et profiter
peut-être de l’occasion de réécrire sa vie.
Il est frappant de constater que
le voyage dans le temps suit toujours une déception amoureuse. Revenir sur ses
pas donne ainsi l’occasion de s’offrir une deuxième chance, qui n’a cependant
rien de commun avec la première expérience. D’une part, parce que le caractère
invraisemblable du voyage rend déraisonnable tout ce qu’il charrie. D’autre
part, parce que le déséquilibre affectif des personnages accentue leur
sentiment désenchanté de l’existence. Dans ces conditions, ils se sentent
presque invulnérables, comme délestés du cours des choses. En somme, déjà
ailleurs.
Le début du film d’Alain Resnais Je
t’aime je t’aime est à cet égard
symptomatique. Claude Ridder, le
personnage joué par Claude Rich, est convalescent et soigné dans une clinique
belge pour un suicide raté. À sa sortie, il est mystérieusement pris en charge
par une deuxième équipe médicale qui annonce le conduire au Centre de
recherche de Crespel. Un patelin
qui n’existe pas encore, dit l’un des hommes. Pas sur les cartes
du moins (6’25’’). Rien d’effrayant pour
Claude, relativement apathique et sans volonté. Je n’ai pas de
famille, prévient-il, avant
d’ajouter : Maintenant que je suis sauvé (de son suicide raté), à part le cancer,
je ne risque plus rien (6‘58’’). Des
analyses s’ensuivront dans le Centre pour savoir si Claude est apte à subir,
après un test sur des souris, le premier voyage humain dans le temps.
Ce prologue qui ouvre la voie à
la deuxième histoire (à l’instar de La montre magique) pose d’emblée une question essentielle formulée
plus tard dans les autres fictions : est-ce que revivre sa vie permet d’en
changer la destinée ? Chaque fois, la réponse est non. Dans le récit
radiophonique, Mathias ne dit-il pas malignement à Frantz : Renonce
donc à poursuivre un rêve et profite de ta vie. Bien des hommes voudraient
avoir la chance que tu as. Refaire sa vie ! (51’03’’) ? Mais l’obstination du protagoniste est impossible à
freiner en dépit des relents dépressifs qu’elle couve. Résultat : le
mariage si proche d’arriver au début de l’histoire se voit encore ajourné à la
fin. Aucun fruit n’est venu récompenser la patience de Frantz. Le temps a
accompli son œuvre et le destin sa fatalité. De même, dans Eternal
sunshine of the spotless mind, Joel et
Clementine effacés de la mémoire l’un de l’autre retombent sans le savoir
amoureux une deuxième fois… même en finissant par découvrir à la fin du film
quel funeste épilogue risque de connaître leur idylle. Enfin, dans Je
t’aime je t’aime, l’histoire se termine
comme elle a commencé, par une balle de plomb qui a manqué de justesse le cœur.
*
Bonus : Pour tout savoir des histoires convoquant le voyage dans le temps en littérature et au cinéma, ne manquez cette synthèse de Marc Cerisuelo : Remakes secrets et univers multiples. (2015) Également, cette émission Mauvais genres du 07 septembre 2013 : « Un futur sans lendemain ou de quelques visions noires. »
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