René Peter à propos de Marcel Proust : Un homme, une oeuvre (1947)

14/03/2020

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Des recherches m’ont récemment permis d’accéder à quelques émissions radiophoniques sur et autour de l’oeuvre de Marcel Proust. L’une d’entre elles intitulée Un homme, une œuvre, Marcel Proust datée du 01 décembre 1948, et diffusée sur la chaîne nationale, est dépourvue de notice documentaire sur le site de l’Ina. Sans générique de début ni de fin, elle fait se succéder les témoignages de trois hommes contemporains de Marcel Proust qui racontent, texte à l’appui, leurs souvenirs avec l’écrivain. Mais aucun d’entre eux n’est annoncé au micro.

Grâce à google livres, deux des trois témoins sont aisément identifiables. Il s’agit de Fernand Gregh (1873-1960), et de Georges de Lauris (1876-1963). Si Fernand Gregh est coutumier des interviews radiophoniques vers la fin de sa vie, notamment pour parler de Marcel Proust, l’intervention de Georges de Lauris semble en revanche unique dans les archives de la radiodiffusion.

Le dernier témoin de cette émission (mais le premier à s’exprimer) est René Peter (1872-1947). Son texte, a priori inédit, est le seul que j’ai choisi de retranscrire ci-dessous dans la mesure où ceux de Fernand Gregh et de Georges de Lauris ont été publiés respectivement dans Mon amitié avec Marcel Proust (1958) et Souvenirs d’une belle époque (1948).

Enfin, et vous l’avez peut-être déjà remarqué, un doute demeure quant à la date d’enregistrement de l’émission (01 décembre 1948), incompatible avec la date de mort de René Peter (1947).

***

Transcription du texte de René Peter

Parler de Marcel Proust, de cet homme prodigieux, et parler peu, cela paraît une gageure. Enfin, nous allons essayer. Malgré une différence d’âge sensible surtout dans les années de la jeunesse, je puis dire que j’ai connu Marcel depuis toujours. Son père était comme le mien professeur à la faculté de médecine, d’où des rapports forcés entre parents qui amenèrent notre connaissance. Je le perdis pendant quelque vingt ans de vue et le retrouvai souffrant déjà de son asthme. Longtemps je crus qu’il y avait dans ce martyr une dose légère d’affectation, le soin précoce de s’affirmer par une vie rare et recluse, n’apparaissant aux yeux du monde qu’à l’heure où les fêtards se vont coucher.

Il ne s’aventurait au dehors que garni d’une triple armature d’ouate hydrophile, d’habits épais, de lourds manteaux parfois superposés, cols relevés jusqu’à lui cacher le visage. Et je croirais assez volontiers que cet excès de précaution fut pour beaucoup dans l’aggravation constante et progressive de son mal. Il vivait cloîtré dans la pharmacie, dans les inhalations, les fumigations, les pilules et autres meurtriers remèdes qu’on s’efforçait à lui déconseiller. Mais son doux entêtement, ses quintes infinies savaient avoir hélas raison de tout. Reynaldo Hahn disait : « Marcel a de l’asthme comme personne. Et Marcel mit près de trente ans à nous le prouver. » Il savait – il n’en prenait d’ailleurs nul souci – que certains le blaguaient sur ce style si particulier qui fut le sien, fait enchevêtrements, de digressions et d’incidentes. « Marcel, risquais-je un soir, j’ai commis hier un quatrain sur vous. _ Voyons-le mon ami, et de tendre l’oreille. » Et moi de réciter cette petite épigramme, qui eut depuis, je le dis sans modestie, le prix au concours du dîner au quatrain :

Proust écrivain frileux, de crainte des malaises,
porte été comme hiver, pelisse d’astrakan,
depuis que torturé d’un qui, d’un quoi, d’un quand,
il prit un courant d’air entre deux parenthèses

Pauvre Marcel, il aimait qu’on lui dise ses folies. Il me sourit avec complaisance, de son beau sourire large et pensif où il y avait toute la poésie d’un soir d’automne. Il était accueillant à tous et d’une bienveillance égale aux nuances près. En général, il ne retenait les visiteurs que quelques minutes en raison toujours de son asthme qui l’épuisait. « Vous m’excusez cher ami, mais je souffre atrocement ce soir. Je vais appeler Félicie pour vous reconduire. Félicie ! » Pas de réponse. Il tire alors de son alcôve une longue badine dont il frappe la porte en face de lui, à petits coups secs et nerveux. Comme le visiteur s’étonne : « c’est ma manière de sonner, figurez-vous. La vraie sonnette est un tintamarre effroyable. On l’entend d’ici. Cela vous prend jusque dans le fond de la gorge. Félicie ! Il faut qu’elle soit sourde. Pauvre fille. Elle m’est si dévouée. Mais elle vieillit, hélas. Ah ! que deviendrais-je quand Félicie ne sera plus là ! Manière de parler du reste, car vous voyez que Félicie n’est jamais là.. Félicie ! »

J’ai de lui des lettres à l’infini. Mais le temps manque, et nous avons dit : pas de longueur. J’en prends une au hasard, une seule, pour aujourd’hui. Elle n’est pas une des plus profondes, mais elle contient toute l’inquiétude qu’il ressentait, même pour des futilités.

« René,

Promettez-moi de me répondre en amitié, c’est-à-dire sans mensonges et sans réticences, car je n’ai pu dormir de toute la matinée, tant j’avais l’esprit tourmenté. Vous souvient-il, que l’autre soir, chez Weber, au moment de nous retirer, comme le café faisait sa fermeture et que l’on était bousculé, j’ai tendu, voulant malgré vous régler les consommations, une pièce de 10 francs au garçon. Il y en avait, si ma mémoire ne me trahit point, pour 2 francs ou 2 francs 50, et j’ai laissé le complément pour le pourboire. Il me semble que c’est raisonnable, et le garçon parut content sur le moment. Mais, c’est ici que j’appelle toute votre attention, je l’ai vu dans l’instant que nous nous retirions, causer à voix basse avec un de ses collègues et nous regarder d’une drôle de façon. Je me suis demandé pourquoi sans vous rien dire tant la chose pouvait paraître insignifiante, lorsque rentré chez moi, je me souvins que quelques jours auparavant j’avais laissé pour une somme à peu près identique, justement à l’autre garçon le même appoint mais sur une pièce de 20 francs et non de 10, ce qui constituait un pourboire infiniment plus appréciable en proportion. J’avoue n’avoir dans la seconde circonstance pas établi le rapprochement sinon, assurément, je me fusse gardé du geste involontairement parcimonieux dont je n’aurais d’ailleurs, je l’avoue, conçu nul remords si l’incident que je vous signale ne s’était pas produit. J’ai l’intention de réparer un prochain soir, si toutefois vous me le conseillez, car peut-être mieux vaut-il ne pas accuser le coup. Encore une chose sur laquelle je vous prierai de réfléchir, ce qui me tourmente, c’est, ne pouvant douter que les deux garçons ont fait des commentaires ensemble, l’idée que le second, sur les informations du premier a pu se croire l’objet de quelque malveillance à laquelle je vous le jure, j’étais bien loin de songer. Je me figure, et je suis même convaincu qu’il a interprété comme un blâme implicite ce qui n’était de ma part que pure distraction, cela je ne le voudrais pour rien au monde car faire de la peine à plus humble que soi constitue la pire muflerie, la plus dégoutante lâcheté. Pensez-vous qu’il en a été jugé ainsi Ô mon ami ? Dites le moi sans ménagement et sans détour que je puisse primo rassurer ce brave homme et secundo le compenser. J’attends fiévreusement votre réponse. »

Marcel était là tout entier. Le remords d’une action qu’il n’avait point commise mais dont on avait pu le croire capable et s’affliger, lui était plus intolérable que l’idée de la maladie et de la mort.

***

La lettre lue ci-dessus a été publiée dans Une saison avec Marcel Proust (2005)

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