Jeanne Moreau : Comme ça (27 avril 1983)

03/08/2017

Le jour de la mort de Jeanne Moreau le 31 juillet 2017, une page Internet dédiée publiée sur le site de France Culture proposait à l'écoute une archive, sauf erreur, inédite : l'émission Comme ça, découpée en trois parties, de Francis Rousseau, diffusée pour la première fois le 27 avril 1983. L'inathèque nous apprend que les trois parties correspondent à trois horaires d'écoute différents : La première partie (28 minutes) fut diffusée entre 13h30 à 14h, la deuxième (54 minutes) entre 17h30 et 18h25 et la troisième (d'une durée de 2 heures 30, mais réduite à 2 heures 22 sur le site de France Culture) entre 20h à 22h30.

Quasiment quatre heures d'émissions furent mises en ligne environ 2h30 après l'annonce du décès de la comédienne, si l'on s'en réfère à l'heure de publication des premières nécrologies des journaux numériques (11h). Ce qui n'empêche pas Antoine Lachand et Hélène Combis-Schlumberger de taper à toute vitesse* des citations extraites (et presque exactes) du premier quart d'heure de chacune des parties et des résumés succincts des morceaux choisis (* la page a depuis été largement remaniée, merci à leurs auteurs). Tentons d'échapper à cette course à l'information et d'exposer plus longuement le contenu des trois parties de l'émission Comme ça.

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Première partie :

Interviewée dans un bar huppé près des Champs-Elysées, Jeanne Moreau commence par évoquer la musique d’un film sorti 25 ans plus tôt : Ascenseur pour l’échafaud (Louis Malle, 1958) enregistrée par Miles Davis dans les studios du cinéma Le Marignan (« actuels » 27-33 avenue des Champs-Elysées, Paris, 8e), de 19h à 5h. L’actrice qui a assisté aux séances d’improvisations sur des thèmes décidés à l’avance par le trompettiste et ses musiciens, raconte avoir fait l’hôtesse en servant à manger et à boire cette nuit-là (du 4 au 5 décembre 1957 nous apprend Susana Poveda dans son numéro spécial Polar (05'40'') de Certains l'aiment FIP, 02 novembre 2016). Suivent des propos sur sa démarche dans les films, sa voix, et de manière générale, sur l’authenticité dégagée ou non par un(e) acteur (-trice) devant l'objectif d'une caméra. La sincérité, ça « passe ». Le mensonge n'est pas victorieux. C'est ça la force des grands acteurs (...). (13'18'')

Jeanne Moreau se confie ensuite plus longuement sur la préparation de son rôle d’Eva dans le film éponyme de Joseph Losey (1962) (15’20’’). Ayant loué le château de Bilo à Minihy-Tréguier (Côtes-d'Armor) très beau et très laid en même temps (démoli en 2001), elle explique avoir inventé la biographie de son personnage avec le réalisateur pendant huit jours. Au cours de ces discussions, elle choisit d’intégrer les disques de Billie Holiday au film : Quand elle ne chantait pas juste, c’est parce qu’elle perdait les pédales. Elle était complètement high ou down (…) On touche là à quelque chose qui a à voir avec la fragilité humaine… ça nous déchire. C’est tellement difficile de vivre. Alors, que quelqu’un l’exprime pour nous, c’est comme si c’était fait. On n’est pas obligé de souffrir autant. Les artistes, ça sert à ça, ça sert à exorciser. (…) C’est comme une saignée, comme un exorcisme, c’est très utile les artistes. C'est vrai, je ne rigole pas. (22'58'')

Extraits musicaux :
Ouverture : Je suis vous tous qui m’écoutez (1967) (Album : Les chansons de Clarisse)
8'50’’ : Quelle histoire (1969) (Album : Jeanne chante Jeanne)
16’47’’ : Ill Wind, de Billie Holiday (1956) (Album : All ou nothing at all)

Extraits filmiques :
Eva, de Joseph Losey (1962)
Les amants, de Louis Malle (1958)

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Deuxième partie :

On se dit merde, si c’est ça la vie d’adulte, c’est trop con. Moi, je ne veux pas vivre comme ça. Ça ne vaut pas le coup. Ça cohabite avec des idées aussi de suicide, à cause de l’absolu. Je veux dire, si c’est ça la vie, moi, j’aime mieux crever. Donc, c’est accepter de vivre différemment, d’être différent, et ç’a un prix. Et c’a un prix, c’est-à-dire que le capital à exploiter, c’est soi (…). (3’09’’)

Dans la deuxième partie de l’émission Comme ça, Jeanne Moreau revient sur la chronologie de ses rencontres avec les metteurs en scène de ses films (1951 : Orson Welles à la Comédie Française) et partage les mœurs répandues au sein de sa famille. Pour ses parents, le théâtre est un bordel, un lieu de perdition, et le cinéma [du] racolage de troisième ordre. Sans transition, la poésie de Marguerite Duras est l’objet d’une fine analyse (récit des voix intérieures brisées sur de la pensée articulée ou l’inverse) (30’40’’), et d’ailleurs la voix de l'écrivain est même donnée à entendre via une archive : La plupart des voix sont fausses. Surtout les voix de comédiens. (37’45’’)

Plus loin, Jeanne Moreau distingue deux types de cinéma : celui fait avec urgence, en vertu d’une nécessité et celui fabriqué, sachant produire des émotions avec artifices : Je m’aperçois qu’il y a des gens [cinéastes] qui font le même métier et qui ne le font pas : ce sont des fraudeurs. (…) [Ils] sont à l’affût de tout. Et si à l’intérieur d’un film de Duras, ou d’un film qu’on appelle d’avant-garde, il y a un moment fort, vous pouvez être sûr que 18 mois après, vous le retrouverez dans un film fait autrement, digéré, et utilisé, employé. (…) Et il n’y a rien de plus étonnant que la fascination des réalisateurs américains pour certaines périodes du cinéma français et pour les films d’avant-garde du cinéma français. (…) [Mais] eux le disent, au moins. (44’41’’)

Extraits musicaux :
Ouverture : Je suis vous tous qui m’écoutez (1967) (Album : Les chansons de Clarisse)
06’06’’ : Je m’ennuie la nuit sans toi (extrait du film : Le jardin qui bascule de Guy Gilles, 1975)
12’ : La célébrité, la publicité (1969) (Album : Jeanne chante Jeanne)
27’34’’ : Rumba des Îles, avec Marguerite Duras (album India Song, 1975)
32’53’’ : Do Nothing till You Hear from Me, de Billie Holiday (1956) (Album : All or nothing at all)
40’47’’ : Les voyages (1969) (Album : Jeanne chante Jeanne)
52’23’’ : Embrasse-moi (extrait du film Peau de banane, de Marcel Ophuls, 1963)

Extrait filmique :
Les amants, de Louis Malle (1958)

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Troisième partie :

Je voudrais que tout le monde sache qu’on peut tout faire. (…) En fait, toutes les capacités que nous avons, nous les employons d’une façon tellement parcimonieuse, parce qu’il y a une organisation, il y a une tradition : « Ah vous savez bien faire ça ? Vous faites ça ? » Et vous ne faites pas autre chose. Mais pourquoi ? (8’35’’)

Jeanne Moreau ouvre brillamment la dernière partie de l’émission en parlant de sa faculté immédiate à voir très facilement les gens quand ils étaient enfants, quelques âges qu’ils aient. (…) L’enfant est enfoui, il y a des expressions sur le visage (…) (14’12’’) Une question de Francis Rousseau conduit ensuite la comédienne à faire part de son exécration du jeu politique/politicien (…) qui met de côté ce qui est essentiel : c’est-à-dire l’être humain. (…) Comme si certaines personnes selon la classe de la société à laquelle elle[s] appartien[en]t ne pouvai[en]t pas s’assumer. Comme si la personnalité de l’individu était complètement annihilée et que les gens les plus pauvres et les plus démunis, matériellement parlant, ne pouvaient être que des débiles mentaux. Comme s’ils ne pouvaient agir, se défendre, qu’entourés par une organisation qui les récupère. (…) (21’02’’)

Après lecture de plusieurs poèmes extraits de Le canard de ma tante de Norge (1898-1990), la comédienne déclare avoir en horreur les films porno : On baise pas toujours avec des gens qui ont des corps parfaits ! (38’38’’), occasionnant en cela un pont avec le dernier film de Rainer Werner Fassbinder : Querelle (1982), adapté d’un roman de Jean Genet. Sur le tournage, Jeanne Moreau confesse avoir été en osmose avec le réalisateur qu’elle avoue cependant n’avoir jamais vu pendant ses prises : (…) j’arrivais à une sensation très étrange d’aucune différence dans les sexes [l’homosexualité est au cœur de l’histoire]. Un climat de calme et de jeu comme quand on est enfant, quand rien n’est encore teinté de tous ces a priori qui mènent à la séduction, au regard en douce. (1h00’18’’)

S’ensuivent des considérations sur les préjugés différenciant les relations homosexuelles des hétérosexuelles, sur ses expériences de spectatrice comme présidente de festival (notamment pour la Berlinale en 1983), sur son constat navré de mises en scène éculées, avant que la voix ne se raréfie pour laisser place à de longues plages musicales. À 25 minutes de la fin de l’émission, le réalisateur chamboule le programme par surprise et propose un cocktail détonnant de sons remixant les films et les propos de Jeanne Moreau jusqu’ici écoutés. Cela dure dix minutes et pourrait ressembler à une bouillie musicale si l’auditeur ne n’amusait à distinguer toutes les strates de voix superposées. (1h56’23’’) Mais ce montage ne doit rien au hasard : (…) Vous n’avez jamais été frappé, vous, de ce changement perpétuel d’humeurs, de sensations, exactement comme la modification des nuages dans le ciel ? C’est insaisissable. (…) C’est ça qui est exaltant et qui angoisse en même temps. Parce qu’on aurait tellement besoin de quelque chose qui s’arrête. (2h08’02’’)

Extraits musicaux :
Ouverture : Je suis vous tous qui m’écoutez (1967) (Album : Les chansons de Clarisse)
15’40’’ : I Beg Your Pardon, de Tom Waits (Album : One from the Heart, bande originale du film éponyme, 1982)
23’17’’ : Les petits ruisseaux font les grandes rivières (1969) (Album : Jeanne chante Jeanne)
1h09’21’’ : C’est pas sérieux, de Les chats sauvages (1962) (45 tours)
1h33’03’’ : musique répétitive (à déterminer)
1h42’03’’ : Ouverture de Parsifal, Wagner

Extrait filmique :
Eva, de Joseph Losey (1962)

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P.S. : Au moins deux rôles radiophoniques de Jeanne Moreau sont à écouter dans Les NuitsMadame Bovary (première diffusion : 16 mars 1948) et Le hussard sur le toit (première diffusion : 11 février 1953) dont aucune des rediffusions n'autorise le podcast ou la réécoute. Seul un accès Youtube est possible vers cette pièce.



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