Le 27 avril 1983, France Culture diffusait une émission en
trois parties exclusivement consacrée à Jeanne Moreau intitulée Comme ça. D’une durée totale de 3h45, cette archive déposée sur le site de France Culture le jour de la mort de l’actrice le 31 juillet
2017 a été l’objet d’une brève recension dans un post sur ce blog à lire et écouter ici :
Jeanne Moreau : Comme ça (27 avril 1983)
Un an plus tard, le 04 décembre 1984, la finesse d’analyse
et les souvenirs de Jeanne Moreau étaient de nouveau sollicités à l’occasion de
l’émission Les mardis du cinéma : Joseph Losey parmi les siens, qui rendait hommage au cinéaste mort six mois plus
tôt, le 22 juin 1984. Interviewée par Dominique Rousset, l'héroïne du
film Eva (1962) revenait sur sa
collaboration étroite avec Joseph Losey, leur rencontre en Bretagne et leur
complicité sur les plateaux de cinéma. Ensemble, ils ont tourné trois
films : Eva (1962), Monsieur Klein (1976) et La truite (1982).
Jeanne Moreau (28’00’’) : J’ai connu Jo Losey à travers The Criminal
[1960], le film qu’il avait fait avec Stanley Baker. Et à cette époque-là,
j’étais en discussion avec des producteurs français qui avaient acheté les
droits de Eva de James Hadley Chase. Par contrat, j’avais droit au choix du
metteur en scène. J’avais demandé Jean-Luc Godard. J’étais sous l’éblouissement
d’À bout de souffle [1960].
À la suite de tractations très compliquées, d’abandon, de
trahisons entre guillemets de Jean-Luc Godard, on s’est trouvé sans metteur en
scène. Entre temps, j’avais vu une projection des Criminels, et j’ai dit sans
avoir jamais vu en personne Joseph Losey : « Je pense que cet homme
pourrait faire Eva. » À cette époque-là, je louais pour les vacances un
château désaffecté dans un piteux état en Bretagne le château du Bilo [détruit en 2001].
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À gauche, une carte postale du château du Bilo (non datée) et à droite, une photographie de sa destruction extraite d'un article du Télégramme (01 avril 2001). |
Joseph Losey a été contacté et un soir, il est arrivé dans ce château
en Bretagne. Il arrive qu’il pleuve et il pleuvait. J’écoutais beaucoup Billy
Holiday à l’époque et nous avons passé trois jours ensemble [dans l’émission
Comme ça, elle évoquait huit jours]. J’avais l’impression de quelqu’un qui
était un exilé. (…) Nous avons parlé de beaucoup de choses, mais il m’a surtout
parlé de lui. Après il a posé des questions sur moi. Notre accord s’est fait
immédiatement. Je trouve que Jo a la quintessence de ce qu’ont tous les artistes,
c’est-à-dire d’une façon complètement avouée cette bisexualité que nous avons
tous. Alors bien sûr quand on dit « bisexualité », les gens croient
que ça veut dire qu’on est capable de faire l’amour avec un homme ou une femme
avec autant d’aisance. Peut-être qu’il faut employer un autre mot, [il vaudrait
mieux] dire le côté androgyne. Cette exacerbation qu’ont tous les créateurs qui
fait qu’ils peuvent ressentir des émotions féminines ou des émotions
masculines, cette dualité, cette ambiguïté et si vous pensez aux images des
films de Jo, moi chaque fois que je passe devant un miroir, je pense aux films
de Losey. On voit beaucoup de plans de miroirs dans les films de Losey, mais
[il] les montre de façon tout à fait particulière et ça me rappelle un truc
qui m’est arrivé quand j’étais enfant et là, le miroir est important.
Un jour, mon père qui était très autoritaire comme tous les
pères – ça se faisait – me dit quelque chose de très désagréable et me menace
d’une punition corporelle et me tourne le dos. Et je lui tire la langue. Mais
il y avait un miroir et il l’a vu. Donc je l’ai eue, la fessée. Et les miroirs
servent à montrer ce qu’on ne verrait pas sans ça. Ce n’est pas simplement pour
montrer une image double mais ça montre quelque chose qu’on ne saurait pas
autrement.
Dominique Rousset : Quels étaient vos rapports avec
lui, et comment il dirigeait les acteurs ?
Jeanne Moreau : Oh, c’était très doux. On savait tout
l’un de l’autre. C’était formidable. C’était très tendre et très exalté. Très
enthousiaste. On était du même monde. On parlait sans se parler. Mais c’est ça
qu’on a avec tous les grands metteurs en scène. Et avec tous les metteurs avec
lesquels on s’entend. Il y avait une vraie jubilation. (…) Je l’ai revu
quelques semaines après son hospitalisation [à Londres]. Il est mort très déçu.
Très désenchanté. C’est ce que je regrette.
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