Les speakers de la Radiodiffusion : Tribune de Paris (05 août 1947 + 08 octobre 1948)

15/09/2018


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Rien n’a changé depuis les années 1950. Il est toujours aussi difficile pour un professionnel de la radio de s’exprimer correctement, sinon convenablement au micro. Savonnages, fautes de langue, défaut d'articulation, hésitations sont courants à l'antenne, a fortiori quand les voix sont nouvelles et un peu tétanisées par l'enjeu du direct. Ceux qu’on appelle aujourd’hui les « producteurs » racontent souvent ce rêve qu’ils ont en commun de se retrouver face à un invité au sujet duquel ils ont tout oublié. Une scène onirique qui traduit l’angoisse du savoir friable mais aussi la pression des responsabilités, et peut-être en creux la fragilité de l'expérience. Si cette dernière n’émerge pas à leurs consciences, au moins les auditeurs sont-ils en droit de se la poser, quand en allumant par exemple leur poste à l’écoute des programmes actuels de France Culture, ils subissent un niveau de langue familier et des phrases dénuées de construction syntaxique. C’était une parenthèse.

Il faut croire, dans ce qui va suivre, que les performances mises en oeuvre par les producteurs diffèrent peu de celles réalisées autrefois par les « speakers ». A priori guère différents de leurs homologues télévisuels, les speakers radiophoniques étaient des lecteurs agiles de textes dont ils n’étaient pas les auteurs, mais qu’au besoin ils amendaient ou corrigeaient grâce à leur culture générale. Pour cette raison, ils entraient sur concours à la radiodiffusion à l'issue d'épreuves multiples et difficiles.

Guidés par le même souci d’être compris, les producteurs comme les speakers n’ont (et n'avaient) pas d’autres choix que de convertir un texte écrit en langue « vivante » pour gagner l'attention des auditeurs. Cette anticipation orale du papier est appelée le style radiophonique par André Delacour qui l'emploie en 1947 dans l’émission la Tribune de Paris intitulée : Procès du speaker de radio (première diffusion le 05 août 1947 sur le programme national) :

10’57’’ : Il faudrait arriver tout de même à prendre une habitude d’esprit qui deviendrait une habitude de langage. Et alors, petit à petit, à éliminer de sa pensée tout ce qui est accessoire (...). Mais enfin, il faudrait faire pour un style radiophonique ce que faisait le fameux dessinateur [Jean-Louis] Forain (1852-1931) pour ses caricatures. Il faisait un dessin complet, puis il effaçait trait par trait tous ceux qui n’étaient pas essentiels. Il en gardait trois ou quatre caractéristiques et qui donnaient à ses dessins un relief extraordinaire. Il faudrait faire exactement la même chose pour les textes radiophoniques.

C’est grâce à l’émission Radio archives, produite par Claire Chancel, intitulée : Les speakers à la radio (première diffusion le 02 novembre 1990) réunissant des extraits de deux numéros de la Tribune de Paris que nous avons pris connaissance des débats soulevés par la légitimité des speakers à la radio. Entre 1947 et 1948, leur rôle et leur place sont âprement disputés sur la place publique et même franchement contestés. À l’écoute des éléments mis en jeu, chacun constatera le haut niveau d’exigence demandé de part et d’autre du poste à ces passeurs, et reconnaîtra la contemporanéité des thèmes débattus : la langue et sa prononciation, la course à l’information, la compétence des professionnels, les récriminations des auditeurs.

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Commençons par définir le speaker. André Delacour (1882-1958), ancien rédacteur en chef du journal parlé de la tour Eiffel, que nous venons à l’instant de citer, développe une série de qualités qui dévoilent les multiples facettes du métier. Dans l’émission déjà mentionnée ci-dessus, il base d’abord sa réflexion sur la confusion possible entre les journalistes d’un côté et les lecteurs radiophoniques de l’autre:

Dans la Tribune de Paris, le 05 août 1947 : (…) Très souvent, le procès des speakers n’est autre que le procès des auteurs. En effet, depuis que nous avons commencé de parler à la radio, surtout depuis que nous avons fait des journaux parlés, nous avons cherché ce que l’on appelle le style proprement radiophonique. Un style parlé, qui soit différent du style écrit et qui cependant ait toutes les qualités de correction, d’élégance et d’harmonie, du style que nous pouvons lire dans les plus beaux livres de la littérature. Pour moi, je crois que ce style parlé doit d’abord être très simple, très clair, d’une concision parfaite et en plus de ça, qu’il soit harmonieux. Il faut pour se bien faire comprendre que l’on écrive en phrases courtes. D’ailleurs, quand les phrases sont courtes, elles ont plus de chance d’être correctes et on ne peut pas demander à tous les auteurs d’avoir la virtuosité de Théophile Gautier qui disait : « De quelque manière que je lance ma phrase, je suis sûr qu’elle est comme les chats, qu’elle retombera toujours sur ses pieds ». Il faut aussi je crois avoir des formules saisissantes. C’est par ces formules-là qu’on accroche l’esprit du lecteur. Il faut aussi avoir des images qui frappent, images qui permettent à l’auditeur, lorsqu’il ne comprend pas bien, de voir au moins, ou d’imaginer ce que son esprit ne conçoit d’une façon tout à fait claire. Et enfin, j’ai l’impression qu’il faut qu’on parle en même temps avec harmonie. Et quand je parle de parler harmonieusement, ce n’est pas simplement qu’une phrase soit bien faite, que tous les mots s’y accordent très bien, mais je veux parler d’un ton général, d’une sorte de mouvement de style que la plupart du temps les auteurs qui écrivent ou qui parlent à la radio n’observent pas, et que même lorsqu’ils les observent, les speakers eux, ne retrouvent pas toujours. Et c’est là, alors, qu’après avoir fait le procès des auteurs, je reviens au procès qu’on peut faire aux speakers, c’est que très souvent les speakers qui ont été choisis pour leurs belles voix, pour leurs qualités d’artistes dramatiques usent et abusent de cette voix. (…) (3'05'')

Quelle leçon pour les producteurs d'aujourd'hui adeptes des questions à rallonge (Il faut pour se bien faire comprendre que l’on écrive en phrases courtes) qui n'en sont parfois même plus, mais que l'auditeur doit comprendre comme telles !

Retour aux préceptes d'André Delacour. Évacué le style littéraire plus ou moins radiophonique des auteurs indépendant de la volonté du speaker, le journaliste pointe ensuite les travers directement imputables au métier du lecteur. Si le speaker est en même temps un improvisateur, et qu’il devienne (…) une sorte de meneur de jeu, alors là véritablement, il doit avoir ces facultés-là, et c’est très difficile à trouver. Mais la plupart du temps, on lui demande de lire un texte. Et ce qui m’a choqué souvent, [c’est qu’] il n’a pas pris le temps d’étudier ce texte, soit qu’on lui ait donné trop tard, soit qu’il ait été mal transcrit parce que là aussi, il faudrait faire le  procès des dactylo, alors bien entendu, il lui arrive de faire des lapsus, (…) et là, c’est très dangereux, et très regrettable. (7’35’)

Une fois de plus, les torts sont partagés entre les différents intermédiaires contribuant à la circulation du papier, la faute au temps qui presse chacun d’eux de délivrer un message parfois inachevé. Il est très certain qu’en effet la radio est esclave de la rapidité de l’information et la plupart du temps, quand je m’occupais du journal parlé de la tour Eiffel, on nous apportait des textes même quand j’étais au micro et qui quelquefois m’obligeaient à changer tout à fait le sens de ma chronique. (10’06’’) Ainsi, comme le dit plus loin le producteur de l’émission Paul Guimard, si les fautes commises ne sont peut-être pas excusables, elles sont tout au moins très explicables.

Autour de la table de cette émission ingénieusement conçue comme un procès, Pierre Mazars (1921-1985) qui dépose ici au titre de secrétaire de la rédaction du Figaro littéraire, complète l'intervention d'André Delacour. En premier lieu, il dégage le rôle affectif et sentimental dévolu presque indirectement au speaker, qui reçoit parfois des déclarations d’amour de la part des auditeurs (-trices). En second lieu, il formule son principal grief. Il faudrait donc lorsqu’il s’agit d’improvisation que le speaker possède une maîtrise de lui-même et de sa langue assez solide pour lui éviter des impairs, de façon que les auditeurs de l’étranger ne puissent pas prendre exemple des speakers et de leurs fautes, pour modifier la connaissance rudimentaire qu’ils ont de la langue française. (14’18’’)  Cet argument reviendra un peu plus loin sous la plume du linguiste Albert Dauzat.

S’il peut donner l’impression de ne pas comprendre tous les sujets qui lui sont donnés à lire, le speaker n’en est pas moins un professionnel dont la culture a été testée lors d’un concours d’admission dont les épreuves successives sont détaillées par Patrick Saint-Maurice (on n’imagine pas les résultats de ce concours avec les producteurs officiant actuellement sur la chaîne…). Il y a d’abord un essai de voix, qu’il faut passer victorieusement évidemment. Ensuite, une épreuve écrite éliminatoire sur un sujet varié et d’ordre général qui dure 4 heures. Ensuite, pour les candidats ayant passé avec succès ces deux épreuves, six épreuves qui comportent : 1. la lecture d’un texte littéraire et d’un texte comportant des difficultés de prononciation. 2. La lecture d’un texte littéraire descriptif. 3. La lecture de textes littéraires comportant des mots en anglais, en allemand, en espagnol, en italien et en latin. 4. La lecture d’informations diverses et présentations de programmes artistiques comportant des noms d’œuvres de compositeurs et d’auteurs présentant de particulières difficultés de prononciation, des erreurs d’attribution et des coquilles intentionnelles. 5. La lecture d’une poésie. 6. Une épreuve de présence d’esprit, improvisation, annonces d’excuses, etc. (23'52'')

Permettons-nous d’anticiper sur l’émission commentée ensuite ci-dessous pour confirmer ce point. Joe Lefeubvre (orthographe incertaine), dans la Tribune de Paris du 08 octobre 1948 nous apprend en effet que les conditions de recrutement des speakers sont extrêmement dures, puisque le pourcentage de réception est de 2% pour plusieurs centaines de candidats. Les examens portent sur des questions de voix, de couleurs de timbres, mais on leur tend tous les pièges qu’ils risquent de trouver. Ils ont des textes comportant des mots étrangers : anglais, allemand, italien, etc. On leur donne des improvisations à faire, des histoires d’annonces au dernier moment qu’ils [doivent] trouve[r], des textes avec des erreurs d’attribution. Par exemple, on leur demandera d’annoncer La danse macabre de Debussy et La boîte à joujoux de Saint-Saëns. Il faut donc que le speaker rectifie à mesure. (…)

Compte tenu des qualités indéniables qui certifient son entrée à la radiodiffusion française, Yves Grosrichard (1907-1992) conclut avec sagesse que les reproches adressés au speaker concernent finalement moins les aptitudes de l’homme de radio que les turbulences inhérentes à la fonction. Il poursuit : Je sais par les lettres que je reçois qu’il est impossible de satisfaire tout le monde. On peut en effet classer ces lettres en trois catégories importantes : deux extrêmes que sont d’une part les puristes et d’autre part les ignorants. Et puis, dans le milieu, la grosse majorité qui demande essentiellement à comprendre tout ce que dit le speaker. Si on cherche à satisfaire les puristes qui sont une minorité, d’abord on y arrivera difficilement, parce que qui dit puriste dit bien souvent maniaque et en tout cas, on mécontentera la plus grosse partie des auditeurs. (…) Il est bon en conséquence je crois, de se tenir dans une juste moyenne qui tout en conservant à la langue sa correction, tient compte cependant de l’usage quitte à s’exposer aux récriminations des puristes et des pédants, qu’il s’agisse de la prononciation de mots étrangers d’ailleurs comme de celle si controversée de bien des mots français.

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Photographie du microfilm du journal Le Monde à partir duquel les chroniques d'Albert Dauzat ont pu être lues à la Bibliothèque Publique d'Information (Paris). Celles-ci peuvent également être consultées sur le site du journal moyennant un abonnement.
Le débat sur le métier se poursuit l’année suivante, dans une émission de la Tribune de Paris intitulée : Les speakers et la langue française : les speakers parlent-ils mal ? (première diffusion le 08 octobre 1948 sur le programme national). Celle-ci prend appui sur une chronique publiée dans Le Monde la semaine précédente par Albert Dauzat (1877-1955) intitulée Phonétique, liaisons et élision. Invité à débattre dans l’émission, le linguiste a défendu ses prises de position avant de donner une suite médiatique à la controverse lancée via deux autres chroniques publiées les 13 et 27 octobre 1948. En attendant d’en rendre compte dans le détail, revenons d’abord sur la première d’entre elles parue le 29 septembre 1948. Albert Dauzat y écrit sans détours :

     Voilà longtemps que de nombreux lecteurs me demandent de critiquer la prononciation des speakers de la radio, j’espère qu’ils n’auront pas perdu à attendre. 
     Il est navrant en effet de constater qu’un service officiel massacre à ce point la langue française. (…)
   Sans doute serait-il injuste de trop généraliser. Je reconnais même que la radio a vulgarisé la prononciation correcte de certains noms propres, en particulier de noms étrangers. Mais en revanche, que d’erreurs, que de fautes qui tendent à accréditer les façons de parler les plus vicieuses, alors que la radiodiffusion devrait et pourrait avoir un si beau rôle : celui de répandre en France la bonne prononciation du français. (…)

     Il suffirait d’envoyer les speakers à l’école, à la bonne école. La direction de la radiodiffusion ignore-t-elle (…) que la Sorbonne a un institut de phonétique où il est donné un enseignement rationnel de prononciation française et qu’un enseignement analogue existe dans les universités de province [?]  (…)

     Que reproche-t-on aux speakers ? Le maître de la phonétique, l’auteur du meilleur traité de prononciation française Maurice Grammont (décédé voilà quelques années), a groupé et analysé les critiques auxquelles prête la prononciation des speakers dans un article du Français moderne d’avril 1940. [accessible en ligne, pages 105-108] Malheureusement il n’a été tenu aucun compte de ce travail et les critiques formulées voilà plus de huit ans restent toujours valables. (…)

     Sans entrer dans le détail, disons simplement que les défauts de diction se classent sous plusieurs chefs, d’importance inégale : prononciation vicieuse de mots isolés (dompter, gageure, prononcés dompeter, gajeure) ; prononciations provinciales, méridionnales surtout (par exemple brin pour brun ; « le di mai », le dix mai), prononciation emphatique de la consonne double dans les mots où celle-ci est purement graphique (la chanson et le vaudeville ont justement tourné en ridicule – mais sans résultat – les al-ler et les mol-lets des speakers), enfin liaisons effectuées ou plus souvent encore omises à contresens et fausses liaisons (ou « cuirs ») qui ne sont pas toujours, hélas, des lapsus linguae. (…)

     Faire trop de liaisons est pédant, ne pas en faire assez est vulgaire. (…) C’est d’abord une question de milieu, de circonstances : telle liaison qui paraitrait prétentieuse dans une conversation familière sera à sa place dans une conférence. (…)

     Le français est une langue liée, tant au point de vue de la prononciation que de la syntaxe. Mais cette tendance a ses dangers – et ses limites. Le danger, ce sont les homonymies de groupe et les amphibologies [double sens présenté par une proposition] qui en résultent. (…)
     C’est pour cette raison qu’on tend, à l’heure actuelle, à éviter la liaison devant les noms propres, afin de mieux les détacher : ainsi on ne fait pas entendre le z en disant chez Alfred. (…)

Retour à l’émission la Tribune de Paris où ont été conviés avec Albert Dauzat, Pierre Descaves, André Delacour, Joe Lefeubvre et Charles Bassompierre (speaker). Aux arguments techniques répétés au micro par le linguiste Albert Dauzat, Pierre Descaves (1896-1966) oppose la valeur affective des voix qui lui parlent : (…) Quand j’écoute la radio, d’abord j’ai le sentiment d’écouter l’univers. Et puis ensuite, j’ai le sentiment d’écouter la France. Il ne m’est pas désagréable d’écouter les accents, et même d’écouter des hiatus à moins qu’ils ne se prolongent et tout ça comme on dit, il faut de tout pour faire un monde. La radio n’est pas obligatoirement et unilatéralement une question d’art. Il faut pour faire la radio vivante que toutes les expressions s’y manifestent. Je sais bien le souci d’Albert Dauzat et je lui rends hommage. Il voudrait que tout fût parfait, mais on ne peut pas, à la radio surtout, étant donné le débit qu’il y a, étant donné les conditions malaisées dans lesquelles travaillent nos amis les speakers (…) : au dernier moment on leur passe une note, au troisième moment on leur demande d’arranger un texte. Vous savez tout de même que la sélection est faite d’une façon extrêmement sérieuse. (…) 

Quant à André Delacour, il réfute également les arguments posés dans la chronique du Monde. Je ne crois pas comme le dit Descaves, [qu’] il soit si nécessaire que cela d’aller comme monsieur Dauzat le suggère prendre des leçons de phonétique. Je crois qu’il faut avoir simplement de la culture et qu’il faut en tout, comme pour la prosodie, avoir de l’oreille. Parce qu’il y a des liaisons qu’il faut appuyer, et d’autres au contraire sur lesquelles il faut glisser. (…) (31’03’’)

En dernier lieu, la parole revient à Charles Bassompierre (1911-1984), speaker. Comme monsieur Delacour l’a indiqué, on prend trop souvent les speakers pour des orateurs qui sont des journalistes, des chroniqueurs, voire des présentateurs d’émissions de variétés par exemple, qui parlent à la radio mais qui n’en seront pas des speakers pour autant. (…) Je voudrais ajouter simplement ceci : on vous a parlé du concours d’entrée qui est en effet très difficile. Il y a également des connaissances musicales assez approfondies à avoir. D’autre part, les speakers qui sont en activité depuis 20, 15, 5 ans sont des gens qui professent, qui par conséquent font des progrès en professant d’une part, mais qui également se livrent continuellement à un travail personnel. Et je vous assure que les speakers en activité lisent tous les livres de phonétique, connaissent le [Philippe] Martinon [Comment on prononce le Français, Traité complet de prononciation pratique avec les noms propres et les mots étrangers, 1913], les dictionnaires de Furetière, Maurice Grammont, Littré aussi naturellement, et même s’occupent de phoniatrie, et je citerai les ouvrages publiés par le docteur Garde, qui nous intéressent énormément sur le placement de la voix, sur le timbre, sur même la disparition des zézaiements, etc. (34’40’’)

À l'écoute de ses interlocuteurs, Albert Dauzat conclut sans dévier de sa ligne : L’art de parler en public, c’est une technique qui doit être apprise. (…) Par conséquent, il ne serait pas mauvais d’aider la bonne volonté des speakers, qui est certainement évidente en les envoyant prendre des leçons à l’institut de phonétique où on leur apprendrait des choses assez délicates qu’ils ne sont pas obligés de savoir car j’estime, contrairement à ce que dit mon excellent confrère Pierre Descaves que le rôle de la radio, c’est de propager la bonne prononciation française, car la mauvaise prononciation sera imitée. Nous avons tout de même une norme qui est la prononciation de la société cultivée de Paris. Ce dernier argument qui prête aujourd'hui à sourire est néanmoins toujours vif (quoique tu) dans le traitement de l'information à France Culture.

Exemples des ouvrages consultés par les speakers, cités par Charles Bassompierre en 1948.
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Voici pour finir les conclusions tirées par Albert Dauzat à la suite de cette émission. Dans sa chronique bimensuelle La défense de la langue française publiée par le journal Le Monde, il écrit le 13 octobre 1948, sous le titre Le plaidoyer de la Radiodiffusion :

     Dans ma dernière chronique je me suis fait l’écho des nombreuses protestations d’auditeurs de la Radiodiffusion qui se plaignaient de la prononciation trop souvent défectueuse des speakers. (…)
     Belle joueuse, la radio m’a convoqué chez elle où, dans un entretien courtois pour une émission de la Tribune de Paris, j’ai pu rappeler les principaux griefs, sous les feux convergents de quatre contradicteurs, avocats de la maison : contre-offensive menée avec fougue et brio par mon excellent confrère Pierre Descaves. J’ai tenu mes positions. (…)
     Seul Pierre Descaves a soutenu que la prononciation n’a pas d’importance ; mais peut-il ne pas souffrir en entendant dire « le maréchal Fok », et n’aura-t-il pas l’oreille écorchée le jour où on l’appellera – cela viendra ! – Desscaves ?

     Il me reproche de vouloir l’uniformité et la perfection, et il défend les prononciations régionales et populaires, qui apportent à la radio la variété de la vie. (…)
     Mais la radiodiffusion ne saurait être un échantillonnage pour curieux. Avant tout elle a, elle doit avoir un rôle très haut, quoique d’ordre pratique : chez nous instruire les Français ; à l’extérieur propager la langue française. Sa prononciation, ses tournures, son style sont, seront copiés par des milliers d’auditeurs. Il importe donc – pour ne s’en tenir qu’au dernier point – qu’elle propage la bonne prononciation française, car il n’y en a qu’une, celle de la société cultivée de Paris, qui gagne peu à peu toute la France. (…)

     La prononciation en public est une technique, comme le chant, qui ne s’improvise pas et qui demande des leçons. En particulier pour les noms propres. Comment les speakers sauraient-ils par exemple s’ils ne l’ont pas appris que ch en fin de mot se prononce k dans les noms alsaciens ou allemands comme Bach, mais ch dans Foch, parce qu’il s’agit d’un nom gascon (ancienne prononciation dialectale de la ville de Foix) ? Que la prononciation traditionnelle Monté-Carle (Monte-Carlo) est la prononciation italienne assimilée par l’oreille ? (...) Que Gestapo doit se lire Guestapo et non Jestapo, comme on l’entend couramment ? (…)

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 Le 27 octobre 1948, dans une ultime chronique intitulée Conclusion du débat sur la Radiodiffusion, Albert Dauzat ne se lasse pas d’enfoncer le clou :

     (…) Pour en revenir à la prononciation des émissions il est temps de clore le débat. Après la défense des porte-parole de la radio, le dernier mot doit rester aux usagers.
     Ceux-ci répliquent que les lapsus sont vraiment trop nombreux : on entend trop souvent allocation pour allocution, sans compter quelques perles récentes, comme commandant de la Légion d’honneur, ou le poittail du maréchal Montgomery constellé de décorations. Quant aux fautes de prononciation on m’en cite encore de nombreuses parmi lesquelles je relève « Marie-Antoinette dans sa gé-ôle », le dieu grec Zeus lu zéüs (comme le latin Deus, bien sûr !), arque de triomphe, le dix jouin (non, ce n’est pas joint !) et une virtuose de la harpe annoncée unn’ n’arpiste avec redoublement et élision (un complet !). (…)
     Il est temps que cela cesse. Le public, qui paie, a le droit de l’exiger. Je répète mes désiderata, appuyés par mes lecteurs, et que j’adresse à M. Porché.
     D’abord lever l’anonymat des auxiliaires, afin qu’on n’attribue pas aux speakers ce qui ne leur appartient point : que chacun prenne nommément ses responsabilités.
     Ensuite que la Radiodiffusion n’engage pas ou n’engage plus les personnes qui écorchent le français.
        Enfin et surtout que le directeur se mette en rapport avec l’institut de phonétique de la Sorbonne pour faire donner des cours de prononciation aux speakers, cours qui seraient ouverts à tous ceux qui parlent ou qui désirent parler à la radio.
     (…) Les speakers sont recrutés au concours : un examen difficile, soit, mais comment l’ont-ils préparé ? Au petit bonheur, sans directions précises, sans enseignement. Il n’y a pas d’école préparatoire, et c’est fâcheux. Il faut donc combler cette lacune. (…)
       Au théâtre, mais plus encore à la radio, la prononciation des noms propres étrangers est une des questions les plus difficiles. D’une façon générale on doit se rapprocher de la prononciation de la langue étrangère, mais en se servant uniquement de sons français.
        Voici par exemple, la question du ch allemand de Bach. Ceux qui veulent dire Bar ne connaissent guère la prononciation allemande. Le ch « dur » allemand ne se prononce ni k ni: c’est une vélaire fricative, que nous ne possédons pas en français. Force est donc – puisque nous parlons français et non allemand – de le remplacer par le son le plus voisin, qui est k et non: solution appuyée par l’usage et l’étymologie, car le ch allemand est un ancien k qui s’est aspiré, à preuve l’anglais Book et le hollandais Boek qui correspondent à l’allemand Buch, livre. (…)

Arrivé au bout de ces écoutes et lectures, on mesure combien tous les exemples patiemment collectés par les différents intervenants pour nourrir le débat, ce durant plus de deux années, visent la production d'une radio de qualité, depuis son contenu écrit jusqu'à sa forme parlée. Personne ne serait capable de mener une telle réflexion aujourd'hui à France Culture, malheureusement plus travaillée par sa communication que par son offre radiophonique. Et pourtant, il reste une annonceuse, traduction française du speaker qui ne regroupe pas les mêmes activités, qui chaque jour informe d'une douce voix les auditeurs des programmes à venir.

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Bonus : les Nuits de France Culture nous ont offert d’écouter le professeur Pierre Fouché (1891-1967) passer au crible de la « bonne » prononciation plusieurs mots de la langue française : fils, fiancé, pied, meurtrier, nier, août, asthme. Entre les héritages silencieusement véhiculés par les racines latines, l’usage local, la métamorphose des syllabes et la prononciation progressive des dernières lettres muettes (mœurs devient mœurS, exact devient exaCT), Pierre Fouché rend compte des fluctuations de la langue française dans ce cours de prononciation (première diffusion le 10 mars 1954).

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