Curieux destin que celui de ce patronyme :
« Oury ». Vaguement entendu il y a des années, puis revenu de proche
en proche avec le temps, je n’imaginais pas le nombre d’heures répertoriées à
son sujet sur l’Inathèque. Reçu jusqu’alors comme un simple nom de médecin de
famille en valant bien un autre, Jean Oury (1924-2014) est non seulement
psychiatre, mais également théoricien et professeur, héritier de la psychothérapie
institutionnelle imaginée par François Tosquelles et fondateur de la clinique de
La Borde. Toutes ces facettes
multiplient d’autant les approches de sa vie par la radio.
Pour ne pas disperser le propos et ne pas rendre les
transcriptions interminables, j’ai choisi de retenir dans ces lignes les seules archives qui
ont trait à la clinique de La Borde. Bien sûr, des dé-borde-ments seront
nécessaires pour embrasser la considérable entreprise mise en œuvre par Jean Oury. Comme la
voix du psychiatre a été sollicitée à de nombreuses reprises entre 1974 et 2014
(dans le corpus consulté), des sauts dans le temps permettront de coller des
réflexions qui se rejoignent. Écoutons sans plus tarder comment
Jean Oury décrit La Borde 21 ans après son arrivée dans l'émission Le point du 7e jour : Une maison sans clôture, la clinique de La Borde (première diffusion le 21 avril 1974) :
Le principe à La Borde est l’application de toute une
doctrine qui est née ailleurs, en particulier à l’hôpital de Saint-Alban,
pendant l’occupation et à la libération. Le principe, comme on disait à cette
époque-là, c’est d’humaniser au maximum la vie à l’intérieur de l’hôpital d’une
part, pour mettre les gens dans une situation bien plus personnelle – pour les
personnaliser. Et pour essayer de voir [d'autre part] avec eux quels étaient leurs problèmes
aussi bien pour l’avenir que pour la vie quotidienne. (…) On pourrait dire que ce qu’on veut mettre en place,
c’est lutter contre une ségrégation (…).
Mais surtout lutter contre la ségrégation intérieure, c’est-à-dire [contre] tous les systèmes qui se développent,
qui cloisonnent l’espace hospitalier dans le sens traditionnel du terme. Par
exemple, (…) on a toujours lutté
pour supprimer dans les faits les quartiers d’agités, les quartiers de gâteux
qui sont vraiment le fléau de la vie asilaire.
(…) (4’10’’)
La psychothérapie institutionnelle a essayé de montrer
dans les faits que l’agitation, le gâtisme et la fureur sont des tableaux
morbides qui sont souvent provoqués inconsciemment par les dispositions aussi
bien architecturales [de l’établissement
d’accueil] que [par]
les préjugés du personnel, et la façon d’aborder ce genre de personnes que sont
les malades mentaux. (…) [Or il s'agit] d'essayer d’enlever (…) la
pathologie asilaire qui résulte d’un mode de vie particulier, de contentions [i.e. l’immobilisation de patients au moyen de camisoles de force], de non-liberté. (…) Que chaque personne à son niveau soit mise dans un
réseau de responsabilités, aussi bien matériel que de possibilités de
rencontres pour sortir un peu de son isolement. Et [pour] ça, il faut créer des rencontres au maximum. C’est
dans la création de ces occasions qu’il y a la nécessité d’organiser chaque
jour un nombre de réunions très important et que les gens soient répartis dans
des petits groupes [de dix ou quinze
personnes] qui soient vivables, dans lesquels les gens puissent
parler parce qu’ils se connaissent. (…) Il
y en a de quantités de sortes. Il y [en] a
où on y fait rien, ce qu’on appelle des petits groupes de parole qui ont une
qualité particulière, qui [relève] de
l’expression, de pouvoir parler à d’autres. Mais ça ne marcherait pas s’il n’y
avait pas des groupes basés sur des activités et des responsabilités. (…) (6’26’’)
C’est pour ça qu’on a repris l’idée fondamentale qui
existait à Saint-Alban. C’est de créer à l’intérieur même de l’établissement un
réseau social à partir de ce qu’on a appelé « un club thérapeutique ».
C’est quelque chose qui a pris une ampleur énorme ici,
qui est un organisme autonome du point de vue juridique, organisé par le
personnel et les malades. C’est une association 1901 qui passe contrat avec
l’établissement pour développer à l’intérieur toute la vie sociale. Ça permet
de pouvoir lutter contre une oppression qui existe toujours dès qu’il y a mise
en place d’un établissement avec hiérarchie et un but de rendement, commercial
ou autre. (…) [À La Borde], on ne
peut pas dire que la hiérarchie est inexistante. Elle est transformée en ce
sens qu’[elle] est bien plus fine
et bien plus multiple, basée sur des strates plus collectives. Par
exemple, il est certain qu’il n’y a pas de surveillant chef. Par contre, il y a
des instances collectives qui sont renouvelées tous les deux, trois mois,
constituées de plusieurs personnes qui sont des moniteurs [i.e. des infirmiers] et des médecins de
l’établissement mais qui ont comme fonction collective d’assurer une sorte non
pas de surveillance mais de coordination de toutes les tâches. (…) [Ces instances] se répètent à
différents échelons, en rapport avec les différents domaines qui sont en
question. Il y a par exemple aussi bien la gestion économique que la gestion
médicale, que la gestion animation proprement dite. (…) (11’46’’)
On prend en charge les malades pour une durée illimitée.
Ça ne veut pas dire qu’ils vont rester hospitalisés pendant une durée illimitée.
On peut dire que mon rôle est surtout en fin de compte de faire des
consultations externes, c’est-à-dire d’empêcher les gens d’être hospitalisés.
Mais les gens que je vois en consultation externe (on peut faire des
traitements de toutes sortes, biologiques, psychothérapiques etc.) s’améliorent
la plupart du temps. Je ne suis pas surpris si dix plus tard, je revois le même
malade. Autrement dit, cette prise en charge fait qu’il y a une continuité non
pas des soins, mais d’une relation qui fait que depuis qu’on fonctionne, on a à
peu près dix ou douze mille relations continues depuis vingt ans. Il suffit de
tirer une fiche [d’un patient] pour
savoir où ça en est. Si bien qu’on n’a pas une observation qu’on pourrait dire
policière vis-à-vis de ces gens-là. Mais ils savent que si ça s’est bien passé,
aussi bien leur séjour que la relation de consultation, ils sauront qu’il y a
un lieu, des personnes, qui peuvent les accueillir quand ça ne va pas. C’est la
chose il me semble la plus importante, de savoir qu’on peut revenir quelque
part quand ça ne va pas, qui évite souvent de revenir. Parce que ça donne une
certaine assurance pour le restant de l’existence. (24’58’’)
*
Remontons dans le temps. Jean Oury a 23 ans en février 1947. Encouragé par son professeur d'internat Julian de Ajuriaguerra (1911-1993) et son assistant René Angelergues
(1922-2007) à écouter une série de conférences données à Paris, il découvre un type bizarre qui s’appelait Tosquelles (prononcé Tosquaillesse dans la langue espagnole). Je
n’avais rien compris (…) mais ça
m’avait semblé étonnant. (2’59’’).
Remontons plus loin. Sept ans auparavant, le 06 janvier 1940, le psychiatre
catalan François Tosquelles (1912-1994) arrive à Saint-Alban-sur-Limagnole (48120) par une série
d’enchaînements de hasards comme il
l’explique à Cécile Hamsy dans la première partie de l’émission Profils perdus : Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère : L'esprit d'un lieu (première diffusion le 21 septembre
1989). Extrait du camp de concentration de Septfonds situé dans le Tarn-et-Garonne sur invitation du préfet de la Lozère, il est engagé dans l'hôpital psychiatrique du village aux côtés du directeur Paul Balvet. Mais avant de prendre ses quartiers dans l'ancien château fort, Tosquelles décide de voir l’entourage
humain et animal des indigènes du pays pendant vingt jours. Rien de tel pour s’imprégner du monde attenant à l’asile et corroborer la libre circulation promue par l’établissement qui employait une
partie de la population locale.
Chaque famille avait quelqu’un qui travaillait à
l’hôpital, dit Jean Oury qui arrive en
septembre 1947 à Saint-Alban. Le fait que les gens [y] travaillent facilitait l’accueil des
malades qui pouvaient sortir. Ils allaient chez les gens ou alors chez les
commerçants, sans préjugés au fond.
Dans la deuxième partie de l'émission Profils perdus : Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère, l'esprit d'un lieu diffusée le 28 septembre 1989, Oury poursuit : On était enfermés
24h/24 pendant deux ans. Donc je vivais avec les malades. On a continué ce qui
était en train de se faire depuis l’équipe qu’il y avait à Saint-Alban pendant
la Résistance. Il y avait Tosquelles, Balvet, Bonnafé, Chaurand. (…) Il y a eu une restructuration
complète de l’hôpital pour transformer les vieux asiles en autre chose, [comme] la suppression des cellules par
une activation et une responsabilisation. D’où la création d’un club. Le
« club psychothérapique » comme on appelle ça, c’est à
Saint-Alban que c’est né, c’est-à-dire en 1942 (…). C’est à l’intérieur du club qu’avec Tosquelles entre
autres, on faisait beaucoup d’activités, en particulier organiser des
représentations théâtrales, des psychodrames, des mimes, des choses comme ça. (…) (26’46’’)
Le club, c’était vraiment une innovation parce que
c’était un lieu de rencontres de tous les quartiers [i.e. homme et femme]. Ça a été très bien analysé plus tard
par [Roger] Gentis (1928-) qui a parlé du club dans une
structure – comme [celle de Saint-Alban] qui
était encore un peu carcérale (il faut bien le dire). (...) Une fois que
cela a été bien lancé cette histoire du club, en même temps, on lançait des
techniques habituelles d’atelier comme les techniques Freinet. Le premier
journal interne de Saint-Alban, c’est moi qui l’avais fait avec une petite
presse Freinet que l’instituteur du coin m’avait prêtée. Donc on imprimait avec
des composteurs un petit journal avec les malades. Ça essayait d’établir le
plus de liaisons possibles dans cet intérieur complètement cloisonné. (…) Et puis, il y avait eu le retour des
infirmiers [dont certains] avaient
été prisonniers. Quand ils rentraient, ils ne voulaient pas se trouver dans
la même ambiance que là où ils avaient été [i.e. les camps de concentration]. Or les hôpitaux, c’était un peu ça.
Donc ils étaient tout à fait prenants de ce qui se passait. Ça a été très
important les infirmiers.
En 2002, Jean Oury s’entretient avec Pierre Babin pour la
série À voix nue. Dans la deuxième
émission il fait part des idées mises en pratique par Tosquelles à Saint-Alban
au nombre desquelles compte l’organisation de la vie quotidienne des malades.
Il y avait toujours une possibilité, une possibilisation plutôt, d’un certain
degré de liberté et de responsabilité. Même
pour les pensionnaires les plus démunis intellectuellement. S’il n’y
a pas une liberté de circulation, tout se ferme. Or la liberté de circulation (…), c’est-à-dire de pouvoir aller ici ou
là sans que ce soit vraiment programmé pour qu’il puisse justement y avoir des
rencontres, [tout cela crée] la vie
quotidienne. Mais ça exige qu’il y ait une hétérogénéité [i.e. une collectivité] et un balisage du réel
(14’41’’). Comme la réception du monde est un frayage permanent, c’est
souvent des détails qu’on ne voit même pas qui servent d’appuis pour vivre. Si
on met le type dans une cellule, tous ces détails disparaissent.
*
Envoyé en éclaireur par François Tosquelles, Jean Oury
arrive au château de Saumery (Loir-et-cher) en août ou septembre 1949 pour
remplacer son directeur José Solanes (1909-1991) nommé à Caracas. Il est alors âgé de 25 ans. Dans le quatrième numéro d’À voix nue (première diffusion le 31 janvier 2002), Oury raconte : J’y allais pour un mois, pour voir un peu, dit-il. Et puis, je suis resté. À
Saumery, il y avait douze malades. J’ai fait grimper ça à quarante malades, et
puis après, on ne pouvait plus, il fallait faire des travaux. Ils ont refusé.
Alors je suis parti en [mars] 1953
avec tous les malades et tout le personnel – enfin presque tous, il n’en
restait plus que sept [qui ne pouvaient pas
marcher]. (Et j’ai
prévenu l’ordre des médecins en disant que mon remplaçant n’était pas fiable, ajoute t-il dans l’émission Sur les docks dans laquelle il raconte également cette même
histoire) Mais je n’avais rien pour les mettre [les héberger] sauf des hôtels, des trucs
comme ça. Et en trois semaines, on a trouvé La Borde. Personne ne voulait
acheter un truc pareil. Il y avait une vingtaine d’hectares et un château – si
on veut, de 1850, par là. J’ai apitoyé les propriétaires (…). J’avais tout le personnel, j’étais
tout seul pour le département. Il n’y avait pas de psychiatrie publique, rien
du tout ! Donc, j’étais sûr de mon coup surtout que la première année, on
a vendu pour six millions [de francs] de
bois. Donc on a gagné. Voilà c’est ça La Borde. Je suis arrivé en avril 1953. (3’02’’).
Il poursuit : J’imaginais à cette époque que je
voulais prouver à l’État qu’on pouvait faire de la psychiatrie dans le
département sans faire d’hôpital public
[mais] avec des structures
[comme] des vieux châteaux qu’on pouvait retaper. Ça coûterait
beaucoup moins cher. Et pourquoi je voulais sept châteaux ? Sept, c’est un
nombre magique. Il y a eu La Borde [à
Saint-Denis-sur-Loire, 41000]. Trois ans après, il y a eu La Chesnaie [à Chailles, 41120]. La reprise, bien
longtemps après, de Saumery [à
Huisseau-sur-Cosson, 41350]. (…) [Le château de] Freschines [à Villefrancoeur, 41330]. Et puis après,
il y a eu autres choses, des complications de toutes sortes, si on peut dire. (…) (6’20’’)
![]() |
Château de la clinique de La Borde, septembre 2018. (photos : ma pomme) |
Jean Oury compare ces différents châteaux à des terres que
chaque personnel soignant ou pensionnaire doit cultiver en jardinier pour espérer y voir fleurir ses plus belles fleurs.
Il pousse l’image à plusieurs niveaux en parlant d’abord de fumier, puis de terreau et enfin de « sous-jacence ». En 2002, année d’enregistrement de ces entretiens avec Pierre Babin,
la clinique de La Borde s’apprête à fêter ses 50 ans d’existence. Il
y a eu des milliers de stagiaires qui sont venus. On est responsable d’une
quantité de gens qui sont devenus psychiatres. Moi j’étais un peu en huis clos
à un moment donné. Et puis, Il y a eu l’arrivée de Félix [Guattari] officiellement en 1955. Ça a
ouvert quelque chose, ce que j’appelle « l’invasion ». L’invasion de
types remarquables, de toutes sortes : des philosophes, des ethnologues,
des mathématiciens, des architectes, tout un tissu de rencontres, de mouvements
de toutes sortes. (…) Avec toutes
les dérives que ça peut [également] supposer. Je me souviens par exemple qu’après 1968, [il y avait] ce que j’appelais les
soixante-huitards (pour moi, 68, ça a duré quinze jours, après ça a été
récupéré, [mais il ne] faut pas
dire ça) [c’est-à-dire] des types
qui venaient de Paris pendant leur week-end, en disant : « On vient
là pour animer les malades. » Je les ai foutus dehors rapidement. (11’12’’)
Pour conclure ce quatrième numéro et à l’invitation du producteur,
Jean Oury choisit de ramasser toute l’entreprise La Borde avec le mot
« connivence ». Ce n’est pas de la sympathie. La connivence, du
fait même qu’il y a la liberté de circulation, d’expression à tous les niveaux,
que ce soient des schizophrènes ou des gens qui travaillent là, c’est tenir
compte sans trop le savoir des autres.
(23’37’’)
À peine quittée, la connivence est de nouveau convoquée pour
introduire le dernier numéro d’À voix nue.
Déclinée en « style » au sens employé par Peter Brown et Paul Veyne
dans Genèse de l’Antiquité tardive,
puis en « attitude collective » d’après un terme lu dans La
vocation actuelle de la sociologie de
Georges Gurvitch, la connivence assure une possibilité de
tranquillité.
Elle est précédée d’une ambiance
qui entoure les parties en
relation. De ce point de vue, la connivence ne se provoque pas. Elle
s’installe. Il n’y a rien de pire
[que ce] qui est frontal, dit
Jean Oury (5’27’’). Le courant
qu'elle diffuse inspire le contact. Quand celui-ci est établi, les mots peuvent
se passer d’être dits. Pour la raison qu’ils enferment.
La connivence relève plus de (…) quelque chose qui est du
niveau non pas du « dit », mais du « dire ». Non pas de la
parole et de la langue, du langage mais du « dire » même. Tout n’est
pas dit, mais c’est ça qui compte. Au sens de la distinction que fait Lévinas
entre le dire et le dit. Et le travail qu’on fait, c’est au niveau du dire.
Donc ça ne se dit pas forcément. Le
producteur Pierre Babin appelle le son Laborde cette entente souterraine entre le personnel
soignant et les malades, qui est également valable pour les malades entre eux.
Cette vibration bienfaitrice pourrait gagner l’ensemble de la société si la
majorité des malades étaient moins confinée entre les murs des asiles. Ce à
quoi Jean Oury croit, au travers de la formule qu’il reconnaît un peu
grandiose de Lucien Bonnafé (1912-2003) qui
parlait de potentiel soignant du peuple (dans le deuxième numéro d’À voix nue, 7’50’’). Soit l’espoir de frontières plus poreuses
entre la bulle asilaire et le monde extérieur.
![]() |
Photogrammes du film La moindre des choses de Nicolas Philibert (1996). À gauche, un pensionnaire est chargé du standard et à droite, un autre participe à la préparation des repas. |
J’ouvre ici une parenthèse pour revenir sur la fin du
troisième numéro d’À voix nue dans
lequel Jean Oury est invité à parler de ses années de jeunesse. Le psychiatre
commençait d’y aborder la distinction entre le « dire » et le
« dit ». Le langage, c’est une structure. À la limite, le
langage, ça ne se parle pas. Ce
qui permet de parler, c’est la langue. On peut dire que la parole manifeste la
langue qui elle-même n’est possible que par le langage. Mais entre le langage
et la langue, il y a un abîme. Et alors, on retrouve très bien ce que dit
Lacan : « Tout ce qui est articulé n’est pas articulable », que
je double en disant la distinction au niveau du « dire » et du
« dit ». Ce qui compte dans l’existence, c’est le dire. Mais tout ce
qui est du dire ne peut pas être dit. Il y a là un abîme encore. (…) Si on ne parlait pas, il n’y aurait ni
dire, ni dit, ni langage, ni rien du tout. Il faut renverser la chose. C’est
par la parole que ça « peut ». Il y a une dialectique comme ça. (22’45’’)
Retour au dernier numéro d’À voix nue. Jean Oury prolonge la réflexion sur la connivence en insistant sur
l’importance de l’accueil de la part des infirmiers notamment, accueil qu’il
appelle aussi la disponibilité d’être là. Cette qualité requiert de régler son pas sur celui des patients pour accéder aux choses les plus
insolites, ce qui ne se voit pas.
C’est souvent ce qui ne se voit pas qui compte, à condition d’être
en « veillance ». (10’04’’)
Préférée à la « surveillance » ou à la « vigilance » aux connotations carcérales ou
policières plus marquées, la veillance dénote au contraire une horizontalité de l’attention saine entre les différents membres d’un établissement. Emmanuelle Guattari, fille de Félix Guattari (1930-1992), ne dit pas autre chose quand elle évoque ses souvenirs d’enfance. Au
micro de Jean Lebrun dans La marche de l’histoire (première diffusion le 09 octobre 2014 sur France
Inter), elle raconte qu’il y avait un immense respect à La Borde, de
chaque singularité, de chaque personne. Il y avait un vouvoiement qui était
extrêmement respectueux. (…) (17’00)
Si la connivence, c’est tenir compte sans trop le savoir
des autres, une autre distinction qui lui
est subséquente est formulée treize ans auparavant par Jean Oury entre la sympathie
et l’empathie. En 1989, dans l’émission déjà citée Profils perdus : Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère, l’esprit d’un lieu 2/2, le psychiatre explique au sujet des infirmiers à qui il donnait des cours ce
que Max Scheler (1874-1928)
appelle dans Nature et formes de la
sympathie (1913/1923) la distinction qu’on fait dans les traductions
en français entre sympathie (verstehung) et empathie (einfühlung).
L’empathie, c’est d’être avec l’autre dans une espèce de confusion affective. On croit que c’est de la sensibilité, mais c’est de la sensiblerie en fin de compte. Quand l’autre se met à chialer, on chiale avec, alors ça n’en finit pas. Tandis que la sympathie, c’est pour pouvoir respecter l’autre au maximum, d’être au plus proche de lui (sans le toucher), garder une distance. Une distance affective. Pour pouvoir se représenter ou sentir ce qu’il éprouve mais sans que ça fasse un écho direct. À ce moment-là, l’autre est bien plus rassuré. (43’34’’) Ces recommandations d’écoute valent aussi bien pour les malades que pour le personnel soignant. Les groupes de paroles jouent cette fonction. Jean Oury le dit nettement dans la dernière émission diffusée un mois avant sa mort : un infirmier qui n’est pas soigné par un malade, ce n’est pas un infirmier. Si on se croit supérieur, c’est qu’on est encore plus fou que les gens dont on s’occupe. Il n’y a pas de distinction. (Sur les docks : La Borde, une clinique psychiatrique toujours hors-norme (30’08’’), première diffusion le 10 avril 2014)
À la fin de sa vie, Jean Oury dresse un constat relativement désabusé de la pratique de la psychothérapie institutionnelle. Dès 2002, à l’âge de 78 ans, il s’en ouvre à Pierre Babin quelques minutes après le début du premier numéro d’À voix nue : Si on veut parler de psychothérapie institutionnelle bien que ce soit un mot un peu bidon maintenant – on a presque honte d’en parler parce que tout le monde en fait, mais ce n’est pas vrai – et je reprends toujours ce que disait Tosquelles : « Ça n’existe pas ! » La psychothérapie institutionnelle, si on veut prendre ce terme, ça n’a lieu que si on y est, si on est dans le coup. Sinon, dès qu’on tourne la tête, il n’y en a plus. Donc ça demande un travail permanent, 24h/24. (5’45’’) Ce travail inclut la lutte contre les arpenteurs, terme que Jean Oury emprunte à Kafka dans Le Château (le bien nommé), c’est-à-dire des fonctionnaires chargés de la mise aux normes des établissements et qui ne connaissent rien à la psychiatrie. De manière générale, c’est l’absence de formation qui est déplorée par Oury, fustigeant pêle-mêle le cursus suivi par les infirmiers, la suppression massive des lits d’hospitalisation, et le climat administrativo-concentrationnaire.
Bonus : pour aller plus loin, vous pouvez jeter une oreille à l'émission Creation on air : Sister à La Borde (première diffusion le 15 septembre 2016) à l'émission Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties : Saint-Alban, lieu d'hospitalité - partie 1 (première diffusion le 23 novembre 2019 ; la partie 2 a été diffusée le 24 novembre 2019) ou un oeil au film de Nicolas Philibert La moindre des choses en accès libre sur You Tube. à l'émission Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties a consacré deux émissions à l'hôpital de Saint-Alban : Saint-Alban, lieu d'hospitalité (partie 1 et partie 2) (première diffusion le 23 et 24 novembre 2019)
>> Télécharger le PDF de ce post (8 pages, texte et images)
L’empathie, c’est d’être avec l’autre dans une espèce de confusion affective. On croit que c’est de la sensibilité, mais c’est de la sensiblerie en fin de compte. Quand l’autre se met à chialer, on chiale avec, alors ça n’en finit pas. Tandis que la sympathie, c’est pour pouvoir respecter l’autre au maximum, d’être au plus proche de lui (sans le toucher), garder une distance. Une distance affective. Pour pouvoir se représenter ou sentir ce qu’il éprouve mais sans que ça fasse un écho direct. À ce moment-là, l’autre est bien plus rassuré. (43’34’’) Ces recommandations d’écoute valent aussi bien pour les malades que pour le personnel soignant. Les groupes de paroles jouent cette fonction. Jean Oury le dit nettement dans la dernière émission diffusée un mois avant sa mort : un infirmier qui n’est pas soigné par un malade, ce n’est pas un infirmier. Si on se croit supérieur, c’est qu’on est encore plus fou que les gens dont on s’occupe. Il n’y a pas de distinction. (Sur les docks : La Borde, une clinique psychiatrique toujours hors-norme (30’08’’), première diffusion le 10 avril 2014)
À la fin de sa vie, Jean Oury dresse un constat relativement désabusé de la pratique de la psychothérapie institutionnelle. Dès 2002, à l’âge de 78 ans, il s’en ouvre à Pierre Babin quelques minutes après le début du premier numéro d’À voix nue : Si on veut parler de psychothérapie institutionnelle bien que ce soit un mot un peu bidon maintenant – on a presque honte d’en parler parce que tout le monde en fait, mais ce n’est pas vrai – et je reprends toujours ce que disait Tosquelles : « Ça n’existe pas ! » La psychothérapie institutionnelle, si on veut prendre ce terme, ça n’a lieu que si on y est, si on est dans le coup. Sinon, dès qu’on tourne la tête, il n’y en a plus. Donc ça demande un travail permanent, 24h/24. (5’45’’) Ce travail inclut la lutte contre les arpenteurs, terme que Jean Oury emprunte à Kafka dans Le Château (le bien nommé), c’est-à-dire des fonctionnaires chargés de la mise aux normes des établissements et qui ne connaissent rien à la psychiatrie. De manière générale, c’est l’absence de formation qui est déplorée par Oury, fustigeant pêle-mêle le cursus suivi par les infirmiers, la suppression massive des lits d’hospitalisation, et le climat administrativo-concentrationnaire.
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Bonus : pour aller plus loin, vous pouvez jeter une oreille à l'émission Creation on air : Sister à La Borde (première diffusion le 15 septembre 2016) à l'émission Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties : Saint-Alban, lieu d'hospitalité - partie 1 (première diffusion le 23 novembre 2019 ; la partie 2 a été diffusée le 24 novembre 2019) ou un oeil au film de Nicolas Philibert La moindre des choses en accès libre sur You Tube. à l'émission Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties a consacré deux émissions à l'hôpital de Saint-Alban : Saint-Alban, lieu d'hospitalité (partie 1 et partie 2) (première diffusion le 23 et 24 novembre 2019)
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c'est avec une juste sincérité que je réfléchi encore à la borde après tant d'années écoulées rémi deroure un an et demi avec le groupe et Patrick Berthier avec lequel il assistait à ce je ne savais trop quoi lui dire 36 ans aprés La Borde je continue ma vie d'artiste sculpteur et ne suis pas un normal malade ce qui me manque c'est de l'affection je vis seul avec une amie et des compagnons de routes empathie et compassion
RépondreSupprimerDites leur que c'est bien c'était bien Je vous aime et que la vie puisse continuer R&mi
A n'en pas douter le malade psy aurait comme chacun des devoirs autant que des droits. Malaise le groupe les autres nous attirent sans jamais pour certains nous satisfaire d'un manque indéfectible.. Il reste toujours a dire. L'essentiel c'est peut etre de se taire, de ponctuer davantage. Soigner et se soigner. en tous cas ne pas renoncer au grand autre manitou du conseil qui nous dit de quitter les lieux si l'aventure quelque peu anonyme dans les villes sauvages nous appelle . Sortir de la maladie c'est presque sortir de la clinique . Avec cette crainte trop forte pour beaucoup de ne pas pouvoir assumer
SupprimerEn cette rentrée de fin d'été le dire sera pas mais l'ècrire oui car aussi le langage porte la maladie avec ses oralités qui nous viennent de beaucoup de lieux ou le ça parle. Supporter la construction de l'indiviué que nous sommes est possible mais nous enlévera pas de la tete que nous ne sommes pas que cela. Une machine non. Ce serait nous déclarer pas libre. Existe ces entités que chacun possède ; indestructibles. Pas l'ame brisée ou félée des schizoiques davantage un entendement qui peut nous accompagner toute notre vie au dessus du matérialiste stroma qui s'obéit à tout instant de la vie. On ne peut pas éviter de croire à un soi personnel immateriel comme une onde lumineuse qui serait alliée bon génie de notre vie .accompagnement pour chacun ainsi mediumnité offerte et à n'en pas faire grand cas.
RépondreSupprimerLes souvenirs d 'un séjour a la borde mélangés et intriqués avec le reste depuis quelques dizaines d'années nous sont presque offerts :ainsi la sympathie gagne à coup sur pour continuer le chemin. Les potentiels variables selon les uns et les autres servent de guides au jour le jour afin que les mécaniques se défassent progressivement des perceptions du corps. Car la biologie travaille notre identité autant que les abstractions de langages articulent nos présences avec nos autres Jean Oury pour le citer là avec sa simplicité qu'on lui connaissait disait qu'il nous fallait assumer le lointain des autres. C 'est cette pensée qui m'anime en cet instant pour moi et pour vous. Rémi Deroure
RépondreSupprimerAux satisfactions qui nous viennent peuvent etre ajoutées celles que nous nous offrons. L'ontologie alliée à un ou plusieurs comportements qu'ils soient addictifs ou pas nous met en garde adultes a ne point dire ou taire ce que nos autres ne pourraient pas supporter. Le dicible doit parfois cibler la particularité de ceux qui sont en attente d'une maturité qui ne leur viendra pas isolée de ses entourages. C'est avec les autres aussi que le psychisme se soigne accompagné de ce je sais quoi que le biologique promène lorsque le complexe associé corps- cerveau-médicaments parvient à maintenir la santé de cette reconnaissance du soi .
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