Paul Klee et Monsieur la Mort, de Célia Houdart : L'atelier fiction (10 mars 2015)

16/08/2017


Avant d’en juger le résultat, saluons l’excellente idée de L’Atelier fiction d’avoir passé commande à Célia Houdart d’une pièce radiophonique entrant en résonance avec le Journal de Paul Klee, intitulée : Paul Klee et Monsieur la Mort - Journal imaginaire 1915-1917 (première diffusion le 10 mars 2015). Selon la note d’intention de l’auteur publiée sur son site, il ne s’agit pas d’une adaptation du Journal de Paul Klee, mais d’un texte composite, entre journal intime, notes d’atelier et danse macabre. Une bien vague façon de décrire son objet…

Marcher dans les pas de l’écrivain Paul Klee est une gageure : la traduction donnée à lire par Pierre Klossowski est d’une telle splendeur ! Les années choisies par Célia Houdart pour sa composition (1915, 1916, 1917) ne représentent qu’une quinzaine de pages dans la collection « Les Cahiers Rouges » chez Grasset (pages 328 à 343) et terminent le Journal dans son segment principal (vient ensuite un appendice). Le lecteur qui jusqu’ici suivait précisément le récit des journées du diariste est soudainement dépourvu de repères réguliers. Seules des indications de mois et de saisons, plus rarement de jours, ponctuent les années, si bien qu’il est difficile de comprendre si Klee a harmonisé des bouts de notes épars a posteriori ou s’il a synthétisé des souvenirs laissés dans sa mémoire après une longue période.

Dans l’introduction de la pièce, Aurélie Charon dit : Célia Houdart imagine un journal fictif des années 1915 à 1917. Dans le vrai Journal que Paul Klee a tenu toute sa vie, il y a des ellipses, des trous, des blancs, des suspens. Célia Houdart se glisse dans l’espace laissé tout en respectant les silences de Paul Klee (0’30’’). Rien de plus faux que cette hypothèse qui mériterait d’être étayée pour tenir debout. De quoi parle Charon ? Quelles ellipses ? Quels trous ? Quels silences ? Quelles règles président à l’écriture d’un journal ? Il semble plutôt que l’auteur ait puisé à la source de lettres envoyées et reçues par Paul Klee, qu’elle se soit imprégnée des œuvres et photographies produites à l’époque et qu’elle ait pris appui sur des éléments concrets du Journal pour forger sa création.

La pièce radiophonique est placée sous le patronage de : Monsieur la Mort, une « poupée de théâtre guignol », selon la dénomination du Zentrum Paul Klee de Bern, qui fait partie d’un ensemble que Klee commence en 1916, pour le neuvième anniversaire de son fils Felix, qui s’était pris de passion pour le Kasperltheater – l’équivalent bavarois du théâtre de Guignol. À la première série de huit poupées à gaine, accompagnées d’un castelet fait d’un cadre et de décors en tissu, viennent s’ajouter de nouveaux personnages qui se sont affranchis du seul Kasperltheater. Jusqu’en 1925, Klee crée plus de cinquante figures. Pendant les années où il enseigne au Bauhaus de Weimar, ces créations sont plus abouties et deviennent les protagonistes de représentations animées avec succès par Felix - alors étudiant dans l’atelier de menuiserie - au cours desquelles est parodiée la vie de l’école. Parmi la collection, plusieurs marionnettes ont disparu, ainsi que le petit théâtre ; seules trente d’entre elles sont conservées à Berne, au Zentrum Paul Klee. Les originaux, très fragiles, ont fait l’objet de répliques, initiées en 2003-2004 par la Paul-Klee-Stiftung (Camille Morando dans le catalogue de l’exposition tenue au Centre Pompidou du 06 avril au 1er août 2016, p. 122).

Une tête de marionnette. Yeux comme deux larges cratères. Maxillaires inférieures protégées par une mentonnière de cuir blanc. Double rangée de dents sur toute la longueur du visage. Lorsqu’elle parlera, les mots paraîtront traverser les barreaux d’une grille. Longue tunique en gros coton beige, rêche, trouvée dans une mercerie qui vendait pour rien des fins de rouleaux de tissus pour torchons. (8’45’’)

Paul Klee, Sans titre (Monsieur la Mort), poupée de théâtre guignol, 1916, Zentrum Paul Klee, Bern
La création de ces marionnettes et leur animation par Felix dans des pièces qu’il imagine sont le fil rouge du journal fictif de Célia Houdart. Mais leur figure de proue, « Monsieur la Mort », contextualise aussi l’époque dans laquelle ce petit théâtre voit le jour : la première guerre mondiale, incarnée notamment par les lettres, les visites et la mort de Franz Marc. En voici les occurrences dans le texte imaginé, comparées quand c’est possible avec le vrai Journal (en gras) :

Célia Houdart :

19 octobre 1915 : (...) Franz (…) reste convaincu du bien fondé de la guerre. Sentiment presque mystique que j’essaye en vain de raccorder aux idées qui nous lient. Effet dissolvant de la vie de régiment sur la pensée. (4’42’’)

26 octobre 1915 : Coup de téléphone de Franz Marc : inaudible, grésillements, phrases tronquées. Je reconnais la voix de mon ami, sa façon de prononcer les « t » et les « d ». (6’48’’)

02 novembre 1915 : Franz Marc, promu lieutenant, vient me rendre visite lors d’une permission. Il a le visage rougi par le froid. Sa nouvelle tenue d’officier lui va bien, hélas. Il chauffe ses mains devant le feu de la cheminée du salon. Nous lui offrons un café, puis du vin chaud à la cannelle. Nous nous installons au premier étage de mon atelier. Franz parle peu. Je tâche de déchiffrer ce que je vois sur la partition ouverte de son visage. Infime tressaillement de l’œil aussitôt réprimé. (…) Vers une heure du matin, Franz dessine à la mine de plomb sur un papier buvard un chien de chasse endormi dans la neige [date guère raccord avec la peinture de la toile ci-dessous, soit dit en passant] Dehors, c’est la nuit noire figée. Le poêle chargé ronfle. Nous avons soudain presque trop chaud. Nous heurtons nos verres d’un coup sec. Nous finissons tous plus ou moins cuits. (9’37’’)

Franz Marc, Liegender hund im schnee (Chien couché dans la neige), huile sur toile, 1911, Städel Museum, Francfort
 Journal de Paul Klee :

En novembre, (Franz) Marc, promu lieutenant, revint en permission. Il avait bonne mine cette fois-ci ; officier, il avait tout le loisir de prendre soin de son extérieur, et il avait même adopté l’allure de l’officier. La nouvelle tenue lui seyait bien, je dirai même « malheureusement » bien. Était-il encore l’ancien Marc ou avait-il cessé de l’être, je n’en suis pas sûr. J’avais chez moi quelques Variations de Jawlensky et j’étais presque anxieux de les lui montrer. Il vint passer son dernier soir chez nous à l’Ainmillerstrasse, sans sa femme. Elle était souffrante et il avait pris congé d’elle ; c’était pour lors un fait accompli. Un profond sérieux émanait de sa personne et il parlait peu. (…)

Célia Houdart :

Bern, le 23 février 1916 : Cher Franz, ma première pensée ce matin a été pour vous. Le journal rapporte qu’il y a eu une grande offensive allemande près de Verdun en France. J’ai trouvé l’autre samedi avec Felix au marché aux puces une revue avec des reproductions de plusieurs de vos toiles et d’un Kandinsky. Donnez-nous de vos nouvelles. Je vous serre dans mes bras. Paul Klee. (22’08’’)

Journal de Paul Klee :

1916. (…) Marc et moi ne nous écrivons plus depuis sa dernière permission [novembre 1915] ; il savait désormais ma répugnance à théoriser. Il fallait d’abord laisser passer ces temps anormaux, d’autant plus que je devais m’attendre, chaque jour, à abandonner à mon tour couleurs et pinceaux. (…)

Célia Houdart :

4 mars 1916 : Nouvelle télégraphique : mort de Franz Marc. Mon âme tremble. (…) Un peu plus tard dans la journée, nous recevons un billet de Maria Frank, qui nous décrit les circonstances de la mort de Franz. Lettres et lignes très penchées, comme si Maria ne parvenait pas à faire tenir un mot droit sur la page. Lors d’une reconnaissance à cheval près de Verdun, Franz a été touché à la tête par un éclat d’obus. Il a perdu connaissance et est mort peu après sur un brancard. (28’28’’)

Télégramme de Maria Marc à Paul Klee annonçant la mort de Franz Marc, 5 mars 1916, Zentrum Paul Klee Archives, Bern
Journal de Paul Klee :

(…) Dans pareil état d’attente et d’espérance, je fus comme foudroyé par la nouvelle télégraphique de sa mort. Sa femme me l’avait envoyée de Bonn où elle résidait à ce moment chez la veuve d’August Macke. Une prémonition l’avait poussée à la rejoindre et à respirer le même air. Son télégramme m’appelait à Francfort ; jusque-là on l’avait accompagnée. Seule, elle ne pouvait continuer. Le même jour je reçus le bulletin rouge m’avisant de mon incorporation à la date du 11 mars. (…)

Cent un ans après ce télégramme, un article de L’Est Républicain intitulé : C’est là que Franz Marc est tombé (5 mars 2017) nous apprend qu’à l’occasion de la commémoration du centenaire de [l]a mort [de Franz Marc] en 2016, son arrière-petit-neveu, Erwin Winners [a] sollicité l’aide de Jean-Louis Périquet pour localiser l’endroit où tomba son aïeul. Par recoupement des informations apportées par la famille Wimmers, l’historien a pu situer ce lieu à la sortie de Braquis sur la route d’Herméville. C’est là, (…) qu’un panneau a été dévoilé par les fils d’Erwin Winners, décédé depuis peu et à qui Maryse Francois maire de Braquis, rendit hommage. Les derniers moments du soldat-artiste, écrits par Josef Hagspiel, son ordonnance, seul témoin des faits ont été lus par Jean-Louis Périquet. « Après être sortis de la forêt, nous arrivâmes près d’un croisement où il y avait un petit pont. Franz Marc descend de cheval pour consulter sa carte, lorsqu’un obus éclate près de lui et le tue sur le coup. Nous sommes le 4 mars 1916, il est 16 heures. »

***

Ces quelques rapprochements journal fictif/Journal original nous montrent quelques limites des directions prises par cette pièce radiophonique : 1/ Pourquoi les paraphrases (qui se poursuivent) ont-elles été préférées aux citations directes ? 2/ Si Célia Houdart écrit dans les espaces laissés vacants par Paul Klee, comment expliquer les régulières incohérences qui émaillent sa composition ? Pensons par exemple à ce qu’elle écrit à la date du 11 mars 1916 : Je [Paul Klee] fais ma valise à l’aube. Vêtements, plusieurs calepins, du papier format Raisin et Grand Univers, ma boîte d’aquarelle (…) (33’30’’). Pour rappel, les dimensions format Raisin sont de : 50 x 65 cm et Univers : 100 x 130 cm (la dénomination « Grand Univers » n’existe pas, confondue sans doute avec les « Grand Aigle » ou « Grand Monde »). Sous le bras, le transport de ces feuilles, même roulées, au Kommando d’arrondissement ne paraît pas très plausible… Puis la datation de certaines marionnettes pose aussi question, dans la mesure où nombre d’entre elles sont postérieures à la période concernée. Des détails, j’en conviens.

16 mars 1916 : J’ai continué de fabriquer pour Felix des marionnettes que je lui envoie dans des boîtes cartonnées contenant d’ordinaire des munitions. Le dernier personnage est un sultan. Turban, djellaba. Visage sans relief mais peint. Yeux fardés, ombrés. Cils très visibles. Front orné de perles. Une fine moustache s’étirant des joues aux oreilles. (37’06’’) Ou encore : 2 mai 1916 : À partir d’un méchant bout de bois, d’un os de bœuf et d’un chiffon trouvé sur le bord de la route, j’imagine une nouvelle marionnette qui serait mon portrait imaginaire. Yeux immenses comme ceux qui ornent la proue des trières grecques ou des navires étrusques afin d’effrayer l’ennemi. Joues légèrement rosées. Lèvres rouges. Bonnet d’astrakan. Barbe et sourcils noirs. Un foulard de soie gris cendré noué autour du cou et dont le raffinement contraste avec une longue tunique à gros points irréguliers découpée à même l’étoffe de ma vieille veste bernoise. (…) (44’02’’)

Paul Klee, Sans titre (Le Sultan) (à gauche), 1921 et Sans titre (Autoportrait) (à droite), 1922, poupées de théâtre guignol, Zentrum Paul klee, Bern
Les remarques tatillonnes énoncées ci-dessus destinées à aiguillonner un peu l’auteur sont bien peu de choses en regard du travail considérable fourni par Célia Houdart pour une seule heure de radio. Comme il est très documenté - tant et si bien qu’il semble que de subtiles allusions à des œuvres passent parfois dans des descriptions -, j’ai importé ci-dessous quelques références citées, avec le minutage donné par le fichier d’écoute.

21 octobre 1915 : (…) Nouvelle aquarelle : un géant articulé en habit d’arlequin. Goélette à trois mats et cheminées de steamers. Nuit claire. Lune bleue. Éléments jaune citron. À la droite du port, on distingue un sémaphore. (5’35’’)

Paul Klee, Dämon über des Schiffen (Démon au-dessus des bateaux), aquarelle, 1916, Moma, New-York
06 janvier 1916 : (...) Pendant ce temps, je dessine dans mon calepin des personnages aux visages tachés d'encre, et un masque effrayant qui pend au bout d'un fil. Celui souffle sur deux êtres dont l'un a la taille d'un enfant. (17'45'')

Paul Klee, Spiritistische Katastrophe (Catastrophe spirite), Plume sur papier sur carton, 1916, Zentrum Paul Klee, Bern
8 janvier 1916 : Je regarde tomber la neige, puis je dessine des acrobates. Le jongleur lance des balles qui forment au-dessus de sa tête une auréole en pointillés. (18'38'')

Paul Klee, Artisten (Acrobates), pastels et crayons sur papier, 1915, Solomon R. Guggenheim Museum, New-York
La consultation de la revue allemande Der Sturm à laquelle participe Klee à partir du 15 avril 1916 permet d'accéder à des dessins peu reproduits et notamment cette couverture du 15 mars 1917 intitulée : Akrobaten :

Couverture du bimensuel Der Sturm dessinée par Paul Klee, Akrobaten, 15 mars 1917
06 avril 1916 : Vorführung des Wunders - Introduction au miracle. Aquarelle pour laquelle je cherche des tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Bleu de cobalt et bleu topaze. (39'22'')

Paul Klee, Vorführung des Wunders (Présentation du miracle), gouache, stylo et encre sur tissu apprêté, monté sur carton, 1916, Moma, New-York
Tenu par Walter Benjamin (à qui il a appartenu) pour « le plus beau de tous les tableaux », voici comment Vorführung des Wunders est décrit par Reto Sorg dans le catalogue de l'exposition cité plus haut (p. 96) :

La composition, d'une palette de couleurs et d'un équilibre admirable, invente un nouveau mode de figuration, où le fantastique se mêle à la précision mathématique, où l'abstraction du cubisme cristallin s'allie aux motifs burlesques de carnaval et aux références mythologiques les plus étranges. L'esthétique de fête foraine, avec sa théâtralité propre, est à l'époque en vogue ; le décor excentrique évoque à la fois Bébuquin (1912), roman de Carl Einstein qui tourne en dérision la passion immodérée de la modernité pour les miracles, et les grotesques cosmico-comiques de Paul Scheerbart ou de Mynona, qui font miraculeusement disparaître les frontières de l'espace et du temps. La petite image de Klee est exemplaire du processus de modernisation des arts dont le point de fuite consiste, selon Eisntein, en la transformation « du miracle en bizarre », en « la dégradation esthétique du religieux, qui subsiste secrètement dans le poétique ».

Si vous souhaitez optimiser votre écoute en retrouvant toutes les autres oeuvres citées de Paul Klee, vous pouvez vous aider de ce site.

P.S. : Après avoir appris sa mobilisation le 11 mars 1916 pour le dépôt de recrues de Landshut, Klee est transféré à Munich, au second régiment de réserve d'infanterie, puis à Schleissheim, à la compagnie des chantiers d'aviation. Grâce à l'intervention de l'écrivain Max Pulver, il n'est pas envoyé au front, bénéficiant d'une décision du roi Louis III de protéger les artistes de Bavière (extrait de la chronologie du catalogue d'exposition, p. 281)

P.P.S. : 14 mars : (...) Je pense à Franz. Nous étions comme deux cercles d'égale circonférence qui se touchent et qui à l'endroit où ils se rencontrent ont tout un monde en commun. Je dessine sur une page de mon calepin nos cercles et je strie à l'encre violette la zone que nous partagions. (...) (35'03'')

Le dessin décrit par Célia Houdart est issu d'une lettre de Klee à Franz Marc, reproduit dans le Journal (année 1916), éd. Grasset, coll. Les cahiers rouges, p. 333.

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