Des pépites radiophoniques. Les douze entretiens de vingt minutes livrés par Marie Scheikevitch à Roger Pillaudin en 1960 sont un voyage dans le temps. Au long de descriptions délicates, émues et piquantes, l’ancienne femme du monde alors âgée de 78 ans revient sur sa découverte des salons parisiens et déplie avec pédagogie les us et coutumes d’une époque révolue. À travers les portraits de femmes et d’hommes illustres qui ont marqué de leur personne (comme modèle) ou de leur œuvre l’histoire des arts, Marie Scheikevitch (1882-1964) offre à l’auditeur de se plonger en pensée dans un 1900 littéraire et peintre, parfois scientifique en lui ouvrant une porte sur un salon doré à la feuille où s’inclinent des fantômes en concile. J’arrête ici les quelques citations empruntées à la magnifique introduction aux entretiens écrite par Armand Lanoux (1913-1983) (cf. la première émission) qui a le mérite d’envoyer paître le grossier préambule de Christine Goémé pour vous proposer, ci-dessous, un résumé des six premiers entretiens.
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Émission 1 : l'enfance et l'arrivée à Paris (première diffusion : 17 juillet 1960)
Née dans le quartier de Petrovka à Moscou en 1882, Marie Scheikevitch quitte la Russie à l’âge de neuf ou dix ans pour Paris, où elle est élevée dans le respect de tous les Beaux-Arts grâce à son père, grand collectionneur de gravures (celui-ci possédait tous les Dürer, tous les Rembrandt, tout le XVIIIe en couleurs, tous les petits maîtres hollandais). Alors qu’elle ne sait rien des hommes et étudie la philosophie, elle se fiance à Carolus-Duran (Pierre) qui déploie un arsenal de lettres (écrites par sa mère...) et de déclarations romantiques pour arriver à ses fins. Hélas, trois jours avant le mariage, son père lui apprend que son volage de promis a déjà englouti la dot dans l’achat d’un collier de perles… destiné à une autre (Mariette Sully vraisemblablement, chanteuse de l’opérette Véronique, d’André Messager, 1898). Mise en garde, elle se marie néanmoins contre l’avis de sa famille mais déchante bientôt : J’ai essayé de me suicider en me tirant des coups de revolver… qui ne m’ont pas tuée mais qui dans l’inconnu ont déclenché des sympathies et des affections que je ne soupçonnais pas. C’était en 1905. Tout de même, j’ai patienté cinq ans et demi, presque six ans avec mon mari. J’espérais toujours que j’allais le transformer. Mais on ne transforme pas un caractère fait. (…) J’ai fait ça à Paris même, dans le taxi qui me conduisait rue de l’Université. (…) J’ai fait ça sur la place de la Concorde. Le chauffeur a entendu des coups. Il a cru que c’étaient des pneus qui éclataient. (…) J’étais absolument décidée de me supprimer. (19’40’’) Elle a 21 ans.
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Émission 2 : Anatole France (première diffusion : 24 juillet 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 23’20’’)
L’accident tragique ne passe pas inaperçu (Tout d’un coup, on a commencé à s’intéresser à moi (24’20’’)). Mieux, il constitue le point de départ d’une cascade de rencontres qui introduisent Marie Scheikevitch dans « le monde ». Voici comment : après le suicide raté dont elle a vent, Madame de Saint-Marceaux téléphon[e] pour demander si son fils Baugnies ne pourrait pas faire mon portrait. Et alors, à partir d’un moment, je suis entré dans un premier salon. Vous savez, c’est une boule de neige. (25'13’’) Curieuse des gens de lettres et fervente admiratrice d’Anatole France, le comte Primoli lui offre d’intégrer ensuite le cercle de Madame de Caillavet, égérie de l’écrivain, notamment pour son roman Le lys rouge. L’impayable description qu’elle donne de Léontine Lippmann (son nom de jeune fille) mérite une transcription intégrale : J’ai vu une vieille femme effondrée avec la bosse des vieilles femmes, avec des ongles comme ça, n’est-ce pas, avec des yeux bleus globuleux - vous avez vu ses photographies ? Avec des petits chichis attachés, des cheveux acajou d’une couleur invraisemblable, avec un bibi extraordinaire sur la tête et ficelé comme je ne sais pas quoi, des mains crispées, couvertes de bagues multicolores et d’un goût affreux. Une vieille robe de soirée pour sortir l’après-midi, vous comprenez, avec des pampilles et des machines comme ça, un petit chapeau ridicule, dadadadada comme ça, deux dents qui manquaient par-devant, là, enfin, quelque chose d’horrible ! Et je me disais : si c’est ça l’égérie d’Anatole France, comment est-il ? (26’30’’)
Suivent : l’engagement financier de Madame de Caillavet envers Anatole France, leurs opinions politiques divergentes et les disputes qui en découlent (Monsieur France n’a jamais eu aucune pensée profonde. Monsieur France, c’est une pièce montée (32’22’’)), les troussages dont l’écrivain est coutumier, la mort de la salonnière et le refuge de son protégé dans les bons soins (temporaires) de Marie Scheikevitch.
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Émission 3 : Jules Lemaitre (première diffusion : 31 juillet 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 42’55’’)
La troisième émission est l’occasion de revenir en détail sur la relation d’amitié qui a uni Jules Lemaitre (1853-1914) à Marie Scheikevitch. Rencontré en 1905 chez Madame de Saint-Marceaux qui recevait le vendredi à dîner dans son hôtel particulier du 100 boulevard Malesherbes (c’étaient des invités très « select » (44’19’’)), Jules Lemaitre bénéficie encore en ce temps du soutien et de la protection de Madame de Loynes (1837-1908). À l’instar de Madame de Caillavet pour Anatole France, celle-ci lui suggérait des idées de pièces et de romans [tout en étant] beaucoup plus impérative que Madame de Caillavet [qui] était en adoration devant Anatole France (…). Très gracieuse, très fine, très déliée et très élégante, Madame de Loynes sait impressionner Jules Lemaitre - pauvre petit professeur du Havre - par quantité d’égards en l’installant dans son hôtel, lui faisant voir les hommes les plus illustres, avant de l’asseoir dans un fauteuil d’académicien. Pour autant, et Roger Pillaudin ne manque pas de le faire rappeler à Marie Scheikevitch, le monde se moquait un peu d’elle : _ Oh, mais naturellement ! On la tenait à côté, c’était somme toute ce qu’on appelait un demi-castor (…) (51’42’’), autrement dit une femme qui avait un mari, un amant, qui alimentaient la maison d’une manière invisible.
Au cours de ce numéro sont également exposés l’antisémitisme de Madame de Loynes, anti-dreyfusarde convaincue, la fatuité d’Edmond Rostand, les fréquentations diverses de Jules Lemaitre (de Jean Cocteau à Myriam Harry qui l’a tué par des pratiques physiques que vous pouvez imaginer et à qui il a tout légué (58’30’’)) et l’histoire de la tiare de Saïtapharnès.
Amaury-Duval, Madame de Loynes, huile sur toile, 1862, (legs de Jules Lemaitre, 1914), Musée d'Orsay, Paris |
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C’est par le truchement d’un objet envoyé à Marie Schekevitch en 1920 par Gabriele d’Annunzio (1863-1938) que débute l’entretien : « Il y a une personne à Paris que j’aime par dessus tout (je m’excuse de ce peu de modestie, glisse t-elle), c’est Marie « la blanche ». Voulez-vous (la lettre s'adresse à la femme de Marcel Boulanger et à une autre femme) lui remettre de ma part l’étoile de Fiume qui est un ordre que j’ai fondé après avoir survolé Fiume ? » (4’02’’) Après Jules Lemaitre en adoration devant [elle], c’est à un deuxième homme que Marie Scheikevitch refuse les avances vers 1911 : dès le premier jour, je lui dis que pas un cil de ma personne ne serait jamais amoureux de lui, Dieu merci. Rencontré par hasard chez le comte Primoli (1851-1927), l’homme le plus mondain qui soit, Gabriele D’Annunzio est précédé de sa légende : On avait dit qu’il était né dans une parencelle au bord de l’Adriatique balancé par les vents et cetera. (…) Sa mère s’est écriée quand il est né : qu’est-ce qui va t’arriver mon fils, tu es né un jour de mars et un vendredi : tu vas faire de grandes choses. (8’55’’) Dépeint par Marie Scheikevitch comme un homme endetté, coureur invétéré et travailleur acharné, D’Annunzio crée Le Martyre de Saint-Sébastien en 1911, œuvre qui étonna par sa maîtrise du vieux français. Mais encore : quelques jours avant sa représentation, l’archevêque de Paris avait lancé un mandat pour interdire aux fidèles d’assister à cette représentation.
Dans ce portrait un peu répétitif que l’on aurait souhaité par ailleurs plus consistant, d’autres considérations tout aussi légères informent l’auditeur, qu’elles soient d’ordre physique (il n’avait pas de jolies dents, mais il avait un charmant sourire malgré tout), amical (c’était un farceur) ou mondain.
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Émission 5 : Anna de Noailles (première diffusion : 14 août 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 22’26’’)
Marie Scheikevitch rencontre Anna de Noailles en 1899, à l’âge de 14 ans, par l’intermédiaire de son amie Amélie Cruppi, fille du futur ministre des affaires étrangères Jean Cruppi (1855-1933) et dont la femme (Louise Crémieux), musicienne, organisait des réunions dans son grand appartement du 80 rue de l’université : Un jour, je suis arrivée pour goûter - je goûtais plutôt dans la chambre de mon amie, qui m’a dit : _ Ecoute, écoute, il faut aller au salon, il y a les deux merveilleuses sœurs qui viennent d’arriver ! J’ai dit :_ Qui ça ? Elle m’a dit : _ La comtesse Mathieu de Noailles - la célèbre Anna de Noailles qui est un grand poète - et sa sœur, la charmante Hélène de Chimay. Alors, je suis entrée et j’ai vu un petit être, tout petit, mais qui avait une allure extraordinaire. C’était un petit aigle. Elle avait le plus joli visage pâle qu’on puisse imaginer avec d’énormes yeux que tout le monde croyait être noirs et elle aimait à dire : _ Regardez mes yeux, vous voyez bien, ils sont gris. (…) Elle avait une bouche, tout ce qu’il y a de plus mobile. Elle parlait avec une telle volubilité que personne ne pouvait ni la contredire, ni la faire taire. (…) On pouvait être aussi charmé qu’effrayé de ce qu’elle disait parce qu’elle n’avait peur de rien. (…) Rien qu’en respirant, elle attrapait les choses. Je l’ai vue plus tard prendre un livre, ne pas le lire, le humer et savoir ce qu’il y avait dedans. (24’40’’) De la taille de ses mains à la forme de sa bouche en passant par les modulations de sa voix jusqu’à son sens de l’observation, la figure d’Anna de Noailles (1876-1933) se trace dans le souvenir de Marie Scheikevitch comme au premier jour. C’est vers l’âge de 20 ans cependant qu’elle la fréquente régulièrement, subissant les assauts de ses questions diverses et insistantes au pied de son lit : Elle voulait tout voir et tout connaître par elle-même. Une force de caractère qui la dote d’une aura qui lui permettra d’user d’un pouvoir d’influence, notamment politique, au bénéfice de ceux qu’elle protège.
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Émission 6 : Anna de Noailles « et les autres » (première diffusion : 21 août 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de (42’03’’)
Dans le prolongement de l’émission qui précède, le producteur Roger Pillaudin propose à Marie Scheikevitch d’embrasser un panorama des personnalités illustres rencontrées (de gré ou de force) par Anna de Noailles. Le bal est ouvert par Alexandre Kerenski (1881-1970), acteur de la révolution russe réfugié à Paris en 1918 après avoir été chassé de la tête du gouvernement provisoire par le Parti bolchévique. Dès que Madame de Noailles a su que les journaux ont annoncé son arrivée à Paris, elle m’a téléphoné. Elle m’a dit : _ Il faut me l’amener. (43’30’’) À en croire le récit fait par Marie Scheikevitch et d’autant mieux remémoré qu’elle a assuré la traduction de la conversation entre les différents intervenants, Kerenski est resté coi devant les questions (pour ne pas dire l’interrogatoire) de la comtesse, escortée pour l’occasion de Maurice Barrès et d’Edmond Rostand. S’ensuivent quelques propos relatifs à l’écriture d’Anna de Noailles qui aimait à dire que toute sa poésie était sortie du piano de sa maman, Rachel Musurus (1847-1923) qui jouait de manière absolument remarquable, en très grande artiste mais, très nerveuse, très susceptible, très impressionnable (…) elle n’admettait pas qu’on l’écoutât. Il fallait s’éloigner dans une pièce voisine pour l’entendre jouer. Anna de Noailles disait ses vers de manière tout à fait uniforme. Elle détestait les porte-voix. (…) Elle exhalait comme un petit parfum discret d’héliotrope. (55’54’’)
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Poursuivez votre lecture : 2/3 : Portraits et souvenirs par Marie Scheikevitch (émissions 7 à 9) (1960)
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