3/3 : Portraits et souvenirs par Marie Scheikevitch (émissions 10 à 12) (1960)

06/10/2017


Avant de commencer votre lecture, reportez-vous, si le coeur vous en dit, à la publication de ces deux précédents posts :


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Suite et fin des entretiens de Marie Scheikevitch avec Roger Pillaudin. Dans le prolongement de la dernière émission résumée dans le post précédent (cf. Émission 9), les trois dernières émissions sont consacrées à Marcel Proust, son personnage, puis sa personne et au travers de ceux-ci, de temps en temps, son œuvre. Elles s’écoutent encore une fois avec délectation pour la qualité de la langue parlée, la vivacité d’esprit de Marie Scheikevitch, sa mémoire sans faille et les reflets de l'accent russe dans sa voix qui roule.

Émission 10 : Marcel Proust (rencontre et amitié) (première diffusion : 18 septembre 1960)

Marie Scheikevitch voit Marcel Proust pour la première fois en 1905 chez Madeleine Lemaire (1845-1928), artiste peintre. Un soir, je remarquai au fond de l’atelier, dans un groupe, un jeune homme très pâle avec des yeux admirables. (…) Ses gestes étaient souples, ses mains longues et fines. (…) La voix de Marcel était très étrange. Elle avait plusieurs registres. De confidentielle, elle s’enflait par moments pour devenir éclatante. Puis s’éteignait peu à peu dans un murmure. (4’24’’) À cette époque, Marie Scheikevitch ne connaît que les premiers livres de Proust (Les plaisirs et les jours et les traductions de Ruskin), puis quelques facettes de sa personne grâce aux indiscrétions de ses amis. Même si peu croient à son génie littéraire, sa constitution fragile et son mode de vie original font parler, et dans les salons, préparent déjà sa légende. Reynaldo Hahn, un jour que nous dînions chez Caroline Reboux [modiste] (…) me dit mystérieusement que Proust était en train d’écrire un livre qui ferait sensation et il me pria de m’intéresser à son œuvre.  Je lui promis que, étant très liée avec Adrien Hébrard qui était le directeur du Temps, je lui en parlerai. Reynaldo m’a dit : _ Il ira vous voir. (…) Proust vint me voir, sans me prévenir d’ailleurs. Cependant, soit par discrétion, soit pour se rendre compte pendant cette première visite si j’étais digne ou non d’apprendre quelque chose de l’oeuvre qui était déjà tout l’intérêt de sa vie, chaque fois que la conversation approchait du sujet de son livre, par une manœuvre très habile, il évitait d’en parler.  (9’14’’) Ainsi, la conversation s'embarque du côté de la littérature russe et surtout de la musique russe, très en vogue à ce moment dans les représentations données de Serge Diaghilev (1872-1929). Au moment de son départ, je me risquai de lui dire que j’avais lu tout ce qu’il avait publié jusqu’à ce jour. Il me regarda avec méfiance, se rassit, et insidieusement me posa des colles. Je compris qu’il me faisait passer une espèce d’examen déguisé.

C’est à l’été 1912, à la faveur de vacances passées à Houlgate avec des amis que Marie Scheikevitch et Marcel Proust nouent le commencement d’une amitié. Un soir de septembre, je fus toute surprise d’apercevoir Marcel, errant, perdu, titubant sous les lumières, vêtu malgré la chaleur d’un lourd pardessus, entrouvert sur un smoking flottant, et qui laissait voir plusieurs gilets de laine. Il portait à cette époque une barbe qui allongeait son visage et le faisait ressembler à un Greco. Et à la main, il tenait un étonnant chapeau de paille. Joyeusement, j’allai à lui. Je passai toute la soirée avec Proust qui s’étonnait de m’avoir rencontrée si près des salles de jeu [le casino de Cabourg/Balbec]  moi qui ne jouais pas. (14’15’’) De cette première entrevue naquit une suite d’entretiens que Proust appela plus tard : « Les brillants et vifs souvenirs de Cabourg » au cours desquels il se confie sur son œuvre en cours : Il exposait les idées directrices du livre, conçu et en partie écrit, faisait de longues paranthèses pour m’expliquer sa composition, s’arrêtait soudain pour préciser un détail important, tout cela avec des digressions, des comparaisons prises dans la vie des gens que nous connaissons. J’avais l’impression de l’envers d’une tapisserie dont je ne pourrais comprendre le dessin et le sens que lorsque son auteur m’en aurait révélé la face. (…) Sa mauvaise santé n’était plus pour moi un secret, il m’avait expliqué les soins qu’il lui fallait prendre les fumigations auxquelles il s’astreignait pour combattre son asthme, son regret de ne pouvoir respirer une rose.

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Émission 11 : les derniers mois de la vie de Marcel Proust (première diffusion : 2 octobre 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 23’18’’) 

Rien ne pouvait vaincre, je dirai même, cette espèce de neurasthénie qui l’a saisi les derniers temps, déclare Marie Scheikevitch à propos de ses ultimes rencontres avec Marcel Proust. Alors, pour l’amuser un peu et dissiper momentanément son accablement, elle lui dit un jour : _ Vous ne vous rendez pas compte, Marcel, que vous nagez en pleine gloire ? Il me regarda tristement. _ Hé bien, dis-je, même si je ne peux pas vous le prouver, je peux vous amuser. Et je dépliais devant lui une coupure du journal. C’était une réclame d’un marchand de ceinture qui afin de s’attirer de nouvelles clientes, mettait dans son annonce les lignes suivantes : « Si vous voulez avoir la démarche charmante et souple des jeunes en fleurs, achetez la ceinture X » Marcel éclata de rire : _ Où avez-vous trouvé cette perle ? _ Tout simplement dans Le Figaro. Marie Scheikevitch apprend la mort de l’écrivain (51 ans) par un pneumatique de Reynaldo Hahn en novembre 1922. Anéantie elle attend quelques mois avant d’aller rendre visite à Céleste Albaret, la servante dévouée de Proust : Je pris un taxi et j’allai 14 rue des Canettes [6e arrondissement de Paris] dans le petit hôtel qu’elle possédait avec son mari.
Roger Pillaudin : Comment était Céleste ?
Marie Scheikevitch : _ Du temps de Marcel, c’était une grande personne, élancée, mince, blonde, fade, qui avait des allures de chatte étirée si je peux dire. Elle venait d’Aurillac, elle était la femme de son chauffeur Odilon. Alors, en arrivant là, je trouvais une Céleste solide, mère de famille, qu’elle n’avait pas pu être chez Marcel, parce qu’elle était tout le temps trop occupée.  Et quand  elle me vit, elle éclata en sanglots.

Lecture par René Farabet (sans doute du livre Souvenirs d’un temps disparu, de Marie Scheikevitch): À la fin de septembre, Monsieur Proust, me dit-elle, se sentit plus fatigué que d'habitude. Après une sortie vers la première semaine d’octobre, il prit froid. Il rentra avec un fort mal de gorge. Le lendemain, il était enrhumé. Et une crise d’asthme s’ensuivit. Il s’inquiéta de se voir si souffrant à cause de la correction de son livre Albertine disparue. Au lieu de se soigner, il crut bon de redoubler d’ardeur au travail, craignant que son état de santé ne l’empêcha de continuer la correction de ses épreuves. Quelques jours de souffrance passèrent où il s’absorba dans son labeur. La fièvre commencait à monter. Céleste insista pour qu’il appelât le Dr. Bize, son médecin habituel. Trois jours plus tard, quand il vint sur son appel, le docteur déclara, c’était vers le 15 octobre, que Marcel Proust n’avait encore rien de grave, mais qu’ayant pris froid, il devait arrêter tout travail et se soigner. À cette condition, il promettait la guérison dans huit ou dix jours.  (…) Malgré la défense du docteur, malgré la fièvre, il s’habilla et voulut sortir à la fin d’une après-midi. Ses forces le trahirent et il fut obligé de rentrer presque aussitôt. Il remonta et s’allongea sur sa chaise longue, il était transi de froid, grelottait et se sentit si mal qu’il dût regagner son lit. Il demanda à Céleste une fumigation, et essaya de se remettre à la besogne en lui défendant cependant de rallumer le feu. (…) (30’15’’)

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Émission 12 : Marcel Proust, éléments de sa personnalité (première diffusion : 25 novembre 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 41’25’’) 

Pendant la première guerre mondiale, à l’été 1916, Marie Scheikevitch organise la rencontre entre Walter Van Rensselaer Berry (1859-1927), dit Walter Berry, diplomate américain pro-français et Marcel Proust. Moi, qui ayant trouvé dans sa bibliothèque deux petits volumes aux armes des Guermantes, j’avais décidé de les faire rencontrer pour que Berry en fît cadeau à Marcel Proust. (…) Quand ces deux messieurs se rencontrèrent, le contact fut pris immédiatement, et ce jour-là même ils ne purent pas se quitter. Ainsi, nous passâmes toute la journée à la maison jusqu’au dîner et nous nous sommes séparés seulement à deux heures du matin.  (43’14’’)

Roger Pillaudin : Chaque connaissance était pour Proust une source de documentation ?
Marie Scheikevitch : C’était un sujet d‘étude. Il les perforait absolument de questions. Il les interrogeait d’une manière tout à fait particulière. Il était désireux de se mettre à la disposition de ses interlocuteurs plus tard, non seulement par des indications personnelles mais aussi en leur procurant le contact d’aide qu’il connaissait, des gens, des spécialistes, des questions qui les intéressaient.
Roger Pillaudin : Je crois que lorsque quelqu’un l’intéressait, il n’hésitait pas à envoyer Odilon, le mari de Céleste chercher la personne en question.
Marie Scheikevitch : Absolument. Il l’envoyait d’autant plus qu’il disait à Odilon : _ Vous, vous n’êtes pas un sujet intéressant pour moi. Puisque vous me dites à peu près la vérite. Mais il y a là un personnage que j’ai déjà vu plusieurs fois et qui m’intéresse au plus haut point. Cependant, jusqu’à présent, il ne m’a raconté que des mensonges. Et il croit que je le crois. Hé bien, je vais le faire venir encore une fois, allez le chercher. Et cette fois-ci, je vais faire écrouler son édifice de mensonges, comme un château de cartes.

Suivent une anecdote relative à un allume-cigarette reçu de son frère parti au front que Proust s’empressa de demander à Marie Scheikevitch pour le transposer quelque temps plus tard dans Le temps retrouvé, les habitudes de l’écrivain dans son lit (la préparation du café toujours servi bouillant, les fumigations, la finesse des tissus portés), sa passion pour les roses.

Partout où il pénétrait, il y avait toujours un moment de stupeur, parce que Marcel arrivait avec ce teint blafard de plante qui aurait été dans un sous-sol n’est-ce pas, sous une cloche de verre. Il avait des yeux extrêmement cernés, il était très élégamment habillé, mais un peu à l’ancienne mode. Il avait une grande pelisse doublée de fourrure, il avait un magnifique cache-nez blanc, des gants trop grands pour ses petites mains, il avait des souliers qu’il n’avait pas mis depuis longtemps et qui craquaient (…) et puis surtout il y avait quelque chose qui frappait : c’étaient les registres différents de sa voix. Tantôt sa voix était éclatante et sonore, et tantôt c’étaient des chuchotements de chapelles et il avait l’air de vous raconter des secrets. Alors notre groupe paraissait très bizarre n’est-ce pas, les gens autour de nous chuchotaient, ils ne disaient probablement pas grand chose. Mais Marcel s’est levé brusquement et s’est dirigé vers le maître d’hôtel qui était arrêté là. Il lui a dit : _ Monsieur, voulez-vous donner ma carte de visite à ces messieurs qui sont là derrière nous et qui ont l’air de ne pas savoir qui est Madame, je ne le supporterai pas, ils sont parfaitement inconvenants. Une façon comme une autre de détourner l'attention tout en faisant montre d'une courtoisie extrême envers Marie Scheikevitch. 

1 commentaire:

  1. Recension remarquable Morceaux d'anthologie en particulier (à la fin) la description de la "voix" de Marcel Proust

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