Le croquant indiscret, d'Henri Calet (26 juin 1955)

24/10/2017


Cinq ans avant la diffusion des entretiens de la salonnière Marie Scheikevitch sur France Culture à l'été 1960, une émission aux contours flous proposait d'expliquer par la voix de ses acteurs la nature du « grand monde » aux auditeurs : c'est Soirée de Paris : Le croquant indiscret - enquête dans le Paris mondain des années 50 (première diffusion : 26 juin 1955). Le document radiophonique dont nous présentons ci-dessous les grandes lignes navigue aux frontières de la fiction et du documentaire. Son auteur, Henri Calet (1904-1956), assume à la fois la voix off de l’histoire et les entretiens « joués » avec ses interlocuteurs, qui l’initient aux codes de la bulle mondaine. L’auditeur attentif à la progression de l’enquête se plait alors à imaginer les véritables discussions qui ont présidé à l’écriture radiophonique. Naturellement, toute ressemblance avec des personnages ayant existé ou existants, ne serait que purement fortuite... (4’00’’)

Grâce à une liste de noms que l’on lit dans les comptes-rendus de dîners, de cocktails, de mariages, de bals, de fêtes, de générales, ou d’enterrements, le narrateur Calet s’introduit non sans mal dans quelques salons où des femmes très affairées répondent à ses questions. Pauline est la première d’entre elles, que nous retrouverons à plusieurs reprises au long du « reportage ». Elle lui conseille d’abord d’aller chez un grand couturier des champs-Elysées pour s’imprégner de l’atmosphère de luxe dans laquelle [il] allai[t] probablement devoir évoluer, puis le convie à un déjeuner chez Maxim’s. Pauline : Mais comment nous a-t-on placés ? C’est insensé. Nous sommes au milieu, c’est très mauvais. (17’26’’) Au cours du repas lui sont exposés : la composition du monde (Il y a le milieu chasse à courre, la banque, les courses), ses lieux de villégiature, ses mots de passe (les diminutifs donnés aux habitués), l’importance des généalogies (Il y a les gens à demi nés, tout à fait nés, ou pas du tout nés. Les tout à fait nés ne sont pas les plus nombreux).

De façon amusante, le narrateur témoigne de l’ébranlement intérieur que lui causent ces premiers pas : À la vérité, je n’étais plus tout à fait moi, tout cela était troublant. (19’50’’) Invité ensuite à un cocktail chez « Peggy », il découvre sur les figures de ces gens une même expression d’affolement de bêtes traquées. Ils n’ont jamais le temps : un dîner, une Générale, un dîner.  (27’35’’) De quoi se retrouver rapidement en tête à tête avec la maîtresse de maison, une fate de la pire espèce qui lui confie : Après tout, être mondaine, ce n’est pas plus futile qu’être une mère de famille nombreuse qui s’occupe du matin au soir de son ménage, de sa lessive, de sa cuisine et du reste (…) Non, non, pas de sensiblerie inutile ! Enfin, les clochards sont-ils à plaindre ? Eh bien, je n‘en suis pas sûre. (30’11’’) Craignant sans doute de compromettre la suite de son enquête, le narrateur Calet qui rend compte de sa visite à Pauline n’ose pas livrer le fond de sa pensée. Heureuse surprise, son amie le fait pour lui : Elle ? C’est le plus terrible paillasson de Paris ! (…) Ce n’est pas une tête de file. Elle est très snob.

Le lendemain, d’autres renseignements sont pris chez madame Victoire, modiste, rue Royale (Paris 8e). Calet : « Combien faut-il de chapeaux par an à une femme du monde ? Madame Victoire : _ Une femme « bien » prend environ six chapeaux par saison. » Au total, douze par an, à un prix moyen de 20 000 francs l’un, cela fait 240 000 francs. (39’43’’) Suit un saut de puce chez la marquise De Fuentes de Onoro, pédante à souhait, terminé par un détour chez Pauline qui a organisé une future rencontre avec madame Bidar, pas née du tout, mais qui a été élue Vénus de Saint-Tropez et dont le mari a fait fortune dans le domaine de la laverie automatique. Quelques jours plus tard, le néophyte Calet demande donc à cette VénusMais que faut-il faire pour être accepté dans le monde ? Madame Bidar : _ Être amusant, surtout ne pas être embêtant, ne jamais parler de politique, des courses, d’automobiles (…). (47’35’’)

Arrivé à la moitié du reportage radiophonique, le narrateur formule cette lumineuse réflexion : J’avais vite compris que mes modèles se chargeraient l’un l’autre de parachever leur portrait par touches successives. Une besogne collective en quelque sorte. (49’04’’) À l'oeuvre de laquelle Pauline travaille ardemment ! Cultivant le phrasé enroulé, le ton distancié, la phrase ironique et la voix chantante au point qu'elle en parait fausse, la comtesse de Malplaquet, dite « Marie-Louise », comme nombre des précédentes interviewées, semble d’abord désarçonnée par l'entreprise de Calet : Mais qu’est-ce que je pourrais bien vous dire ? Votre question me fait rire ! Il n’y a plus de vie mondaine. C’est périmé. (51’10’’). Puis développe ce qui ne peut se raconter bien entendu, avant de conclure, totalement désoeuvrée : Tenez, par cette fenêtre, j’aperçois quelquefois des clochards. Oui, là sur le boulevard. Eh bien, ce sont les derniers dandys. N’est-ce pas ? Ça saute aux yeux.

Les tourments du narrateur s’amplifient : Il m’advenait une chose singulière. Ma personne, mon âme si l’on préfère, étaient le lieu d’un avatar. J’étais presque devenu un homme différent de moi-même. (…) J’étais chez moi chez les autres. (…) Le cercle s’élargissait. De l’une j’allais à l’autre. Je commençais à être connu. Plus tard, la baronne Decoville, de son sobriquet « Nono », corrobore ce que d’autres ont appris au narrateur avant elle. Calet : À quoi reconnaît-on qu’une fête est réussie ? « Nono » : _ Une fête est réussie lorsque les gens sont gentils, lorsqu’il y a de la place, lorsqu’on peut danser, lorsqu’il ne fait pas trop chaud (…) quand on reste tard sans s’en rendre compte. Une femme qui dit d’une fête qu’elle était ratée, c’est qu’elle n’était pas invitée. (56’58’’).

La vicomtesse de Montjoie Saint-Denis (ou « Meg »), Madame Chabel-Poteau (« Denise Love » de son nom de scène), Jeannie Goldenblum, et la duchesse de Comenterie-Fourchambeau complètent le tableau. Cette dernière affiche elle aussi la nostalgie d’un monde disparu : C’est la « démocratisation ». J’ai vu des femmes « très bien » serrer la main à ma femme de chambre. Dans 25 ans d’ici, les domestiques ne parleront plus à la troisième personne. Ils vous diront : « vous ». (…) Il y a moins de politesse. (…) Les enfants tutoient leurs parents, les parents tutoieront bientôt leurs enfants ! (…) Presque personne ne met plus de cartes. Cela s’appelait : poser les cartes. On posait de quatre à six cents cartes dans la saison. Le valet de pied allait les porter dans les maisons du quartier. À présent, les faire-part n’ont plus qu’une seule feuille. Il n’y a plus cette page blanche qui était si commode pour griffonner les adresses. Plus non plus de menu que le maître d’hôtel écrivait de sa main. Plus de couronnes sur le papier à lettres ni sur la portière des voitures. (…) Au théâtre, tous vont à l’orchestre ! Avant, les femmes n’allaient que dans une loge ou dans une baignoire. (…)

Fin du voyage chez la princesse de Montmirail, qui revenue du monde, n’a plus que des souvenirs de bals à 20 ans.  Le monde ? C’est une sorte de jeu, une  piste avec des figurants. (…) Les femmes ne sont la plupart du temps que des déléguées de leurs maris. (1h 22’08’’) On le voit, les deux faces du monde ne coïncident jamais, sans cesse partagées entre le rêve qu’il suscite et la déception qu’il induit immanquablement. 

Post-Scriptum : Philippe Garbit nous informe dans la désannonce que Le croquant indiscret a été publié chez Grasset après sa diffusion sur la Chaîne Nationale, livre que nous n'avons pu consulter pour la bonne orthographe des noms écrits ci-dessus, « à l'oreille ».

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