Analyse spectrale de l'occident : L'esprit nouveau en France (09 décembre 1967)

31/10/2017

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Un programme alléchant attend l’auditeur qui lancera l’écoute de l’émission Analyse spectrale de l‘occident - L’esprit nouveau en France : fauvisme, cubisme, art noir produite par Pierre Sipriot (première diffusion le 09 décembre 1967). Le titre écrit ci-dessus L’esprit nouveau en France, tel qu’annoncé dans l’indicatif de l’émission originale, diffère de celui référencé par l’Inathèque (et repris aveuglément par le site de France Culture : « L’art nouveau en France ») pour une raison inconnue. C’est très regrettable, car ce glissement cause un double tort : aux amateurs d’art nouveau, frustrés, d’une part. Aux spécialistes du cubisme qui ne sauront rien de cette émission, d’autre part.

Deux heures durant, au long d’une réflexion pédagogique tenue, Pierre Sipriot déblaie le terrain historique qui mènera l’art du XIXe siècle au cubisme et à ses survivances avérées, qui passent notamment par le surréalisme et abordent aux rives du pop art. Une longue introduction contextualise les conditions d’émergence du mouvement : en 1900, l’art traditionnel à Paris est toujours solidement en place. De bons vieux maîtres (…) continuent d’accomplir avec des efforts de volonté et de précision ce décalque de la réalité que des photographes opèrent en une seconde. De qui parle t-on ? Entre autres d’Alexandre Cabanel, de Jean-Léon Gérôme, de Carolus-Duran et de William Bouguereau à propos duquel Joris-Karl Huysmans écrit dans le quotidien Le Voltaire :

William Bouguereau, La naissance de Vénus, 1879, musée d'Orsay, Paris
La naissance de Vénus, étalée sur la cimaise d’une salle est une pauvreté qui n’a pas de nom. La composition est celle de tout le monde. Une femme nue sur une coquille, au centre. Tout autour, d’autres femmes s’ébattant dans des poses connues. Les têtes sont banales, ce sont ces sydonies qu’on voit tourner dans la devanture des coiffeurs ; mais ce qui est plus affligeant encore, ce sont les bustes et les jambes. Prenez la Vénus de la tête aux pieds, c’est une baudruche mal gonflée. Ni muscles, ni nerfs, ni sang. Les genoux godent, manquent d’attaches ; c’est par un miracle d’équilibre que cette malheureuse tient debout. Un coup d’épingle dans ce torse et le tout tomberait. (…) (8’12’’)

Un bond téléporte temporairement l’auditeur quelques décennies plus tard, qui rapporte ce début de siècle aux années 1960, celles du pop-art. Salvador Dali (1909-1934), qui passait par là, débite quelques inepties et prédit un retour de l’art pompier. Qu'on ne nous en veuille pas de le laisser soliloquer. 

Retour en 1905 et aux peintres fauves pour qui le tableau n’est plus une image mais une vision (…) (…) les couleurs ne renvoient plus au réel [mais] entrent dans une logique colorée faite de contrastes de tons. [Ces derniers] obligent le spectateur à justifier le tableau par la puissance de composition du peintre et non pas par la similitude recherchée avec la réalité. (14’35’’) Maurice de Vlaminck (1876-1958) est l’une des figures de ce mouvement. Lui qui abhorrait la critique d’art, s’est amicalement prêté à une discussion avec Maurice Genevoix (1890-1980) pour les besoins de son livre sobrement intitulé Vlaminck (1954). Au micro de Pierre Sipriot, l’écrivain se souvient : Le cubisme selon lui… Il avait la terreur rétrospective d’un homme qui avait failli y être entraîné. Il l’admettait en soi, mais il le rejettait par l’outrance, et par le coté « école » , docte, « financier du mystère » (…). Il avait des propos extrêmement libres. (…) Il rejetait en principe tous les devanciers. (…) S’il se réclamait d’un maître (…), il alléguait l’importance dans sa formation d’un bourrelier [personne qui fait et vend des harnais, des sacs, des courroies] du Vésinet qui peignait sur des plaques de verre des portraits, des fantaisies, des décorations géométriques (…) Pour un peu, en effet, Vlaminck aura assimilé ce bourrelier à un Rouault [Georges, 1871-1958] artisanal, rustique… Il exagérait sans aucun doute. (…)

L’interview de Maurice Genevoix déborde ensuite le cadre donné par le sujet de l’émission pour se porter sur le métier du peintre Vlaminck, sa personnalité et sa vie d’artiste.

Passés l’ère finissante de l’art pompier et l’avènement d’une picturalité brute, c’est avec le temps des « nouveaux pompiers » que Pierre Sipriot poursuit sa réflexion. Le douanier Rousseau, Jean Marchand, Maurice Utrillo (qui se soûlait tellement qu’on l’appelait « Litrillo », narre André Salmon dans ses souvenirs de la famille de la rue Cortot à Montmartre) sont les têtes de file de cette période. Mais bientôt à l’heure d’émission, l’auditeur se réjouit d’écouter Michel Décaudin (1919-2004) lui parler de Guillaume Apollinaire critique d’art, dont il a publié l’ensemble des œuvres d’esthétique.

Michel Décaudin : Rien ne le prédestinait à faire de la critique d’art sinon un goût pour la peinture qui se traduit dès l’adolescence par un certain art du dessin. Nous connaissons des carnets d’esquisses que le jeune Wilhelm de Kostrowitzky a faits alors qu’il avait 12, 13, 14 ans. Nous savons d’autre part qu’il n’a cessé de dessiner en marge de ses brouillons. Sur les épreuves qu’il corrige, il y a des dessins intéressants. Et à la fin de sa brève existence, en 1917 et 1918, il a fait un certain nombre d’aquarelles qui ne sont pas sans intérêt. J’ajoute qu’il est un de ceux qui ont pensé que la poésie pouvait avoir un aspect figuratif. Et non seulement, il a fait des calligrammes, mais il a les également coloriés. Cela, c’est peut-être le premier aspect de ce goût vers l’art, mais ce serait peut-être insuffisant pour expliquer qu’il soit devenu un critique d’art. J’y vois essentiellement deux raisons : la première, très importante, c’est une question de circonstances. Nous sommes au début de ce siècle dans une période où la peinture, la sculpture prennent une importance capitale, et dans le monde artistique, se substituent en quelque sorte à la prééminence de la musique, qui était le fait de l’époque symboliste. Les poètes symbolistes n’ont cessé de vouloir reprendre à la musique leur bien, selon une formule connue, ou rivaliser avec elle. Et, je crois que les poètes du début de ce siècle se tournaient plutôt vers la peinture et ont voulu rivaliser avec [elle]. Pourquoi ? Eh bien, parce que les peintres peut-être avaient été plus audacieux, plus rapides dans la marche vers un renouveau, vers une révolution, et que c’étaient eux qui donnaient, non pas seulement, les formules techniques, mais tout simplement la formule d’un art nouveau. (…)

Et il y a une autre raison qui est ensuite de simple circonstance de la vie quotidienne. Apollinaire, devant gagner sa vie, cherchant à devenir journaliste (ça a été un grand rêve de son existence, dès sa jeunesse, on le voit désireux d’entrer dans un journal ou de collaborer à une revue), hé bien devenu journaliste, c’est tout naturellement vers la critique d’art qu’il s’est tourné. Et lorsqu’en 1910, André Salmon qui abandonnait une chronique d’art [dans le Journal L’intransigeant], a proposé comme son successeur son ami Apollinaire, celui-ci est entré tout naturellement dans le travail quotidien de visites d’expositions, de petites notes, etc. (…) (55’04’’)

Exemple d'une chronique de Guillaume Apollinaire écrite « en revenant de l'expo », dénichée sur Gallica. Article L'art jaune, paru dans L'intransigeant le 03 janvier 1911, page 1 (entouré en noir). 
Détail de la chronique citée ci-dessus.
Michel Décaudin : Je citerai volontiers la phrase d’Apollinaire qui confirme et illustre ce que vous avez dit : « Les grands poètes et les grands artistes ont pour fonction sociale de renouveler sans cesse l’apparence que revêt la nature aux yeux des hommes. » Mais Proust avait déjà dit : « Le monde n’a pas été créé une fois mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu. » C’est au fond exactement la même attitude. Et Picasso : « Je peins des objets tels que je les pense, non pas tels que je les vois ». Nous en revenons toujours à cette même conception. (…)

Ces trois citations de Michel Décaudin, qu’elles soient précisément exactes ou de l’ordre de la synthèse, permettent de comprendre le cheminement historique proposé par Pierre Sipriot. Les avant-gardes rompent avec ce qui précède dans la mesure où le sujet [ce qui est à peindre], en lui-même, ne compte pas. Il ne s’agit pas de faire de l’imitation, encore moins de l’imitation en trompe-l’œil. Mais il ne s’agit pas non plus d’échapper complètement au réel. (…) Le professeur de littérature rappelle à cette occasion qu’Apollinaire n’est nullement théoricien du cubisme. (…) En réalité, ce qui l’intéresse, c’est d’abord l’œuvre d’un certain nombre de puissantes personnalités, et en premier lieu, Picasso. Et ces gens étant classés comme « cubistes », il les considère lui aussi comme cubistes. Mais en fait, il n’a jamais été au sens propre le porte drapeau d’un groupe. Et il est très frappant de voir que c’est avec beaucoup de réticence qu’il a utilisé cet adjectif de cubiste. À en croire Pierre Sipriot, Apollinaire est même gêné devant le cubisme de 1911-1912, très sévère, qui refusait la couleur, qui prétendait se limiter à des lignes et à des plats, lui qui avait découvert Picasso à l’époque des arlequins (1905).

Pablo Picasso, Acrobate et jeune arlequin, huile sur toile, 1905, Fondation Barnes, Philadelphie
Libérée de toute visée illusionniste et déchargée du poids des recherches optiques, la peinture de cette époque veut la création absolue, sans antécédents, sans alibis (…). Pour Matisse, il fallait retrouver la pureté des moyens, pour Derain, les tubes deviennent des cartouches de dynamite. Dufy veut créer le monde des choses qu’on ne voit pas, Vlaminck montrer la nature en liberté, Delaunay veut constituer des phrases colorées, la couleur agissant presque en fonction d’elle-même.


*

Dans l’espoir de cerner la chronologie d’un mouvement ponctué de différentes phases, Pierre Sipriot convoque pour finir le regard rétrospectif de Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1937), marchand et ami des peintres cubistes, Jean-François Revel (1924-2006) et Emmanuel Berl (1892-1976). Ce dernier : Le cubisme montre que (…) le commencement du monde moderne, la coupure, ne se situent pas généralement en 1914, mais vers 1905-1906, et en somme, après la défaite des Russes devant les Japonais et la révolution russe. À ce moment-là, le recul de l’Europe commence. Et toute une série d’idées et de sentiments du XIXe siècle prend fin. Pour moi, ce qui est très important dans le cubisme, c’est la fin de la foi rousseauiste et romantique dans la nature. Les impressionnistes croient encore que la nature est divine. (…) L’univers cubiste n’est pas un univers mystique de communion avec la nature.

Jean-François Revel : Un des problèmes qui a été posé a été de savoir si le cubisme était en somme une sorte d’exaspération du réalisme ou au contraire un premier pas vers l’abstraction, vers la suppression du sujet. Et l’étude historique dont j’ai publié une traduction française chez Julliard [cf. Le cubisme, de John Golding, 1962] penche pour la thèse du réalisme. C’est-à-dire que pour lui, les cubistes étaient des gens qui au fond voulaient pénétrer beaucoup plus l’objet, contrairement à ce qu’a cru le grand public, qui n’a vu que la déformation apparente, extérieure, le premier pas vers l’abstraction, la suppression du sujet. (1h20’19’’)

Daniel-Henry Kahnweiler : Je crois que toute l’erreur provient de ce qu’on mélange toujours le signe et le signifié. Le cubisme a été un mouvement réaliste, plus réaliste que n’importe quel autre, mais un réalisme de la durée, et non pas, un réalisme du fugitif, comme l’impressionnisme ; que le fait d’introduire ces objets, ou l’idée qu’on a de ces objets, sur une surface plane provoque ce qu’on a appelé la déformation, c’est évident. Et c’est là ce qu’il y avait d’important dans le cubisme, c’est qu’il se voulait réaliste d’un côté, mais que d’autre part, il voulait rétablir le tableau-objet, le tableau en tant que tel, autrement dit, comme aurait dit Gris [Juan] : l’architecture du tableau. (…) Maintenant, tant qu’à dire que le cubisme est un mouvement géométrique, je m’y oppose absolument à cette opinion-là de la façon la plus formelle. Ce n’est pas parce qu’il y a eu des lignes droites et des lignes courbes régulières dans certains tableaux cubistes que c’est un mouvement géométrique. Ils n’avaient pas la moindre idée, croyez-le, de la géométrie. (…) Et que ce mouvement ait abouti par certains peintres à l’abstraction, ça prouve simplement que ces peintres n’ont pas compris de quoi il s’agissait.

L’introduction des papiers collés s’explique très facilement. Il s’agissait de démontrer d’une part que la structure, l’architecture du tableau est assez forte pour digérer des corps étrangers et d’autre part, il s’agissait d’une protestation contre la facilité du pinceau, contre la virtuosité des peintres. (…) Là, on voulait montrer qu’on pouvait faire un beau tableau en se servant d’éléments tout faits, sans pour cela le détruire. Même débuter d’abord par un clou peint en trompe l’œil par Braque en 1909 qui était déjà un détail réel, sans déformation aucune, introduit dans le tableau [ne nuisait en rien au reste cubiste de la composition] et c’est ainsi que ça a continué par les papiers collés.

Georges Braque, Violon et palette (+ détail du clou), huile sur toile, 1909, musée Guggenheim, New-York
Je voudrais revenir au succès premier du cubisme. C’est une vue de la postérité avant tout. Car enfin, ces peintres n’exposaient nulle part. Ça se passait dans une minuscule boutique, 28 rue Vignon [Paris 9e], qui était le quart à peu près de la pièce dans laquelle nous sommes. Il y a eu en effet cette espèce de succès énorme du cubisme parmi les peintres. C’est incontestable. Mais le public n’a pas suivi du tout, très loin de là. Et les critiques d’art non plus. Ils parlaient de la mort du cubisme dans tous leurs feuilletons. Il faut toujours vous dire que dans ces années-là, nous avons vécu (les peintres, la galerie, ma femme, moi) avec quelques amateurs, mettons 8 à 10 en tout. (1h33’33’’)

La fin de l’émission est dédiée à « l’exotisme dans les arts-plastiques » avec Marcel Brion (1985-1964). Découverte de l’art africain, désacralisation et désarticulation des masques achetés, confirmation des idées entrevues sur la rigueur formelle, compréhension du lointain sont autant de sujets sur lesquels je reviendrai dans un second post.

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2 commentaires:

  1. Recension magistrale, une fois encore. Un travail remarquable, oeuvre de salut public, apprécié et suivi scrupuleusement. Pertinence des citations, comme des bâillonnements (S. Dali...), acuité des analyses. On en redemande. Grand merci à vous pour ces éclairages qui, en amont comme en aval d'une écoute, ourlent ces trésors d'une lumière salutaire.
    fred de rouen

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    1. Cher fred de rouen,

      Très touché par votre commentaire, je vous remercie de votre lecture et de vos encouragements à poursuivre les recensions d'émissions. Cette « Analyse spectrale de l'occident » est dense et importe par la qualité des intervenants ayant eu lien avec des figures artistiques historiques. On aimerait tout consigner pour mémoire ! Mais il faut trouver le juste équilibre : celui du « digeste » pour écran.
      À bientôt,
      Germain

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