Le don des langues : les chemins de la connaissance (2007) + Les regardeurs (2015)

07/12/2017


Du 28 mai au 01er juin 2007, Jacques Munier a proposé une série de cinq émissions cohérentes et instructives intitulées : Le don des langues, dans Les chemins de la connaissance. Je me propose ci-dessous d’en retracer les idées maîtresses incluant parfois les propos directs du producteur et des intervenants. Dans ces recensions brèves, je ne maugréerai pas contre l’impatience régulièrement perceptible de Jacques Munier, ni contre ses « voilà » lancés dès qu’une idée s’expose en longueur, ce qui n’est pas plus mal.

Le Corrège, Jupiter et Io, 1532-33, huile sur toile, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
28 mai 2007 : « La langue oubliée », avec Daniel Heller Roazen

Ouverture sur les enjeux du mythe d’Io : dans Les métamorphoses d’Ovide, la nymphe Io est transformée en vache par Zeus et se signale en traçant les lettres de son nom sur le sol ; Arrêt sur le terme médical d’écholalie, phénomène observé dans certaines formes d’aphasie qui consiste à répéter la fin des phrases de son interlocuteur. Pris dans un sens plus large : toute parole contenant l’écho d’une autre parole ; Lecture du mythe de la tour de Babel ou comment la confusion des langues et la dispersion de l’humanité ont entraîné l'oubli de la langue première ; Proximité du babil enfantin avec l'originaire Babel : tous les sons de toutes les langues humaines y sont contenus avant de se perdre (Roman Jakobson) ; La langue « distinguée » après le babil conserve des résidus des sons premiers dans les interjections et les exclamations, ces bruits dits « insignifiants » ; Lecture d’un extrait des Confessions de Saint-Augustin (397-401) : sur la relation du langage corporel aux objets qu’il désigne ; Vitalité de la langue qui mute, et déclin de celle qui se fige (cas de la première lettre de l’alphabet hébreux, Aleph, dont on ne connaît pas la prononciation) ; Que reste-t-il de l’héritage celte (le son « u » de la langue) ? ; Lecture du Don de langue de Claude Louis-Combet (1992).

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29 mai 2007 : « Les mots et les signes », avec Clarisse Herrenschmidt

L’appareil phonatoire de l’être humain « joué » spontanément sur la langue comme instrument ; La croyance archaïque du lien affectif dans la correspondance mot/chose ; Les débuts de l’écriture, entre logogrammes et phonétique, qui est le lieu de la division proprement intellectuelle où les sons se convertissent en signes graphiques ; L’inscription du corps « social » dans l’alphabet grec complet (-750 avant J.-C., incluant consonnes et voyelles) : l’exemple de la différence entre l’omicron et l’omega ; Lecture d’un extrait de L’essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau (1781), à la suite duquel est exposée la transition du mode oral à son instance écrite il y a 5000 ans à Uruk dans le sud de la Mésopotamie et plus tard à Elamite (Iran) par des gestionnaires qui ont eu besoin d’enregistrer des transactions d’ordre économique : graines, animaux (logique comptable qui nécessite une liste de signes pour être comprise/transmise) ; Lecture d’un texte (non cité) d’Emile Benveniste sur la constitution du « je » comme identité objective dans la réalité de la langue ; L’art de la langue est celui de la distance pour permettre à l’autre d’advenir.

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30 mai 2007 : « Le secret des origines », avec Bernard Cerquiglini

À la recherche des racines de la langue française : ni l’hébreu, ni le latin livresque classique, ni le celte ne seraient à l’origine de notre idiome, mais le latin parlé, celui des rues (hypothèse de Pierre-Nicolas Bonamy qui fit scandale) ; Le français est une langue mélangée, composée d’un latin vulgaire, d’un peu de gaulois, et de beaucoup de germain (langue romane du nord) et daterait des Serments de Strasbourg (842, première trace écrite) ; Lecture d’un extrait du Discours sur l’universalité de la langue française de Rivarol (1783), lequel déduit le rayonnement international du français de sa rigueur et de sa clarté. Tandis que les linguistes du 19e siècle remontent aux origines possiblement autochtones de notre langue (entre dialectes picard, bourguignon ou de l’île de France) dans la lecture des textes du Moyen-Age dénués de règles syntaxiques et à l’orthographe « hirsute » (ce sont les déclinaisons héritées du latin qui ordonneront ensuite le français) ; Lecture d’un extrait de L’esthétique de la langue française, de Rémy de Gourmont (1899), qui ouvre la question ancienne de la glossophobie (réforme de l’orthographe, féminisation des noms, importation de mots nouveaux) ; Extrait radiophonique de Roland Barthes à La tribune des critiques (France Culture, 1964) sur l’introduction de la psychologie de l’homme dans le génie de la langue française.


Audrey Hepburn et Rex Harrison dans My Fair Lady, de George Cukor, 1964.
[Aparté : Deviner à l'écoute d'une voix un parlé vernaculaire propre à plusieurs régions de l'Angleterre, c'est tout le travail du Professeur Henry Higgins, joué par Rex Harrison, dans My Fair Lady (George Cukor, 1964). Le film s'ouvre sur la sortie d'un opéra où le public en robes et frac attend sous la pluie face aux marchands d'une halle qu'une grande allée sépare. D'un côté, la condescendance et le mépris des femmes et hommes du monde, de l'autre, l'outrance et l'ignorance des déshérités. Au milieu d'eux, un « traducteur » faisant office de pont entre des mondes qu'il connaît parfaitement, le Professeur Higgins. Sachant lever l'origine géographique des accents locaux, il se plaît à nommer les quartiers qui seront rejoints par chacun de ses interlocuteurs, lesquels apeurés, suspectent l'homme d'être un indicateur ou un détective privé. L'une d'entre eux, la gouailleuse Eliza Doolittle (Audrey Hepburn), le conduit même à dévoiler ses notes prises en phonétique (photogrammes ci-dessus). Le coeur du film est basé sur le « redressement » de l'homme par la langue, sources de mystifications en tous genres.]

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31 mai 2007 : « C'est chic de parler français », avec Pierre Encrevé

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, une part importante des français parle d’abord la langue régionale (en et hors métropole), puis le français (l’uniformisation de la langue française comme phénomène commun est récent) ; Une nation peut-elle être indivisble si elle ménage le territoire à plusieurs langues ? (exemple de l’Alsace) ; L’universalité de la langue française (Rivarol) relève du mythe (elle se limite en réalité aux cours princières européennes) et la prétendue clarté de sa phrase (l’ordre sujet-verbe-objet) n’a rien de spécifique ; Lecture d’une lettre à Madame Emile Strauss de Marcel Proust (1908), qui observe les mouvements contraires de la langue française sous son apparente immobilité ; Extrait d’une carte blanche radiophonique donnée à Raymond Queneau (11 février 1947) qui fustige avec piquant l’Académie Française ; De Proust à Queneau, chacun mesure l’abîme que représente la langue parlée d’avec la littérature où le français surgit comme une langue étrangère ; Des variétés générationnelles de langues (à l’adolescence, dans les banlieues) permettent le retour d’anciens mots souvent oubliés au cœur de l’argot (comme « daron », qui signifie père) ; Lecture d’un extrait de Montaigne (livre non cité) liant les expressions corporelles à l’ample corpus de verbes qui les désignent.

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01 juin 2007 : « Saussure l'inventeur », avec Michel Arrivé

Retour sur les conditions de publication à titre posthume du Cours de linguistique générale (1916) de Ferdinand de Saussure, prises en charge par deux anciens élèves, et son déficit d’encadrement scientifique ; L’intérêt de Saussure pour un cas de glossolalie traité par son ami Théodore Flournoy ; Contemporanéité et coïncidence des pensées de Saussure et de Freud ; Lecture d’un extrait de Gaspard de Peter Handke (1967) sur l’apprentissage de la puissance de la phrase ; Recherches parallèles de Saussure et Freud sur l’anagramme, soit le mouvement interne des lettres d’un mot pouvant découvrir un sens caché dans une deuxième combinaison : cette révélation peut être désirée (exemple de poésie latine) à moins qu’elle ne relève du hasard, autre nom de l’inconscient ; Extrait radiophonique de Roman Jakobson avec Jean-Pierre Faye (1970) ; Rapprochement du fils (Raymond) de Saussure, psychanalysé par Freud, dans la publication de sa thèse, du Cours de linguistique générale avec la description du lapsus par Freud ; L’anagramme comme mise en cause de la linéarité du signe.


Bonus : Les regardeurs, « Io et Jupiter » 1532-33 d'Antonio Allegri da Correggio (1489-1534) (20 septembre 2015).

Difficile de structurer un compte-rendu de cette heure de conversation entre Jean de Loisy, producteur - mondain passé expert dans l’art d’arrondir les angles - de l’émission Les regardeurs, Agnès Thurnauer, artiste, plus fondée à discourir sur son œuvre qu’à cumuler les anachronismes sur la peinture analysée (Io et Jupiter, Le Corrège), et Philippe Morel, professeur d’histoire de l’art, tant les idées sont jetées comme des flèches les unes derrière les autres sans l’ombre d’une construction. Tentons quand même de dégager quelques axes de réflexion :

Le Corrège, Jupiter et Io, 1532-33, huile sur toile, Kunsthistorisches museum, Vienne (à gauche) - Auguste Rodin, Le Baiser, vers 1882, marbre, musée Rodin, Paris (au centre) - Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Baigneuse Valpinçon, 1808, huile sur toile, musée du Louvre, Paris (à droite)
L’œuvre du Corrège Io et Jupiter peut se lire comme une métonymie du travail du peintre dans l’émergence discrète et comme inattendue de la forme au milieu du néant (cf. le visage de Jupiter dans la nuée) ; L’importance historique de la place donnée au nuage dans la rencontre amoureuse ; Au producteur qui imagine l’influence du Corrège dans la Baigneuse Valpinçon d’Ingres (1808), Philippe Morel oppose Le Baiser d’Auguste Rodin (vers 1882) qui convainc autrement ; Retour sur la commande du cycle des quatre tableaux dont Io et Jupiter fait partie et leurs voyages en Europe ; Les métamorphoses des nuages entre physique et spirituel, siège d’interprétations diverses ; Le visage de Jupiter semble un masque renvoyant à l’amour comme à une illusion et accrédite l’hypothèse d’un amant fantasmé dans le nuage au moment de l’extase solitaire de Io ; Lecture d’un extrait d’une lettre de Ludovico Dolce à propos de Vénus et Adonis du Titien (1553-1554) destiné à illustrer l’importance du poids ressenti dans le corps des femmes peintes au niveau de leurs fesses et dans le cas du Corrège, soumises à une pression.

Le Corrège, Jupiter et Io, 1532-33, huile sur toile, Kunsthistorisches museum, Vienne (à gauche) - Le Titien, Venus et Adonis, 1554, huile sur toile, musée du Prado, Madrid (à droite) (déséquilibre et triple jambes du corps féminin)
S’il est question d’enlacement, au mieux d’érotisme, voire d’extase, pas une fois les intervenants de l’émission n’ont pris la peine de préciser la nature de la relation qui unit Io au nuage délicatement incorporé par Jupiter. Elle ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute si l’on regarde attentivement les contours disséminés dans les volutes (cernées ci-dessous) : les doigts de la main gauche de Io disparus derrière la forme cotonneuse (serait-ce un bassin ?) ajoutés aux muscles fessiers en appui sur le drap blanc (voir la fesse droite quasiment déformée) témoignent d’une étreinte d’ordre sexuelle dont le pied droit si curieux appelle le regard. Ne serait-ce pas grâce à un corps - quelque nature qu'il ait - qui l'enserre et que la cuisse droite invisible retient peut-être, que Io peut tenir en équilibre sur ses orteils ?

Rien non plus, ou bien peu sur la « patte » mi-nuagée, mi-humaine dont on voit les doigts de Jupiter en transparence, qui pénètre le corps féminin sous l'aisselle - et accessoirement, l’espace de la toile en son centre pour s’introduire dans l’œil du spectateur. Mi-animale, mi-céleste, mi monstreuse, mi-veloutée, cette incarnation du désir ambivalent (inquiétant/fantasmé, puissant/vaporeux) s’oppose à la silhouette arquée du corps féminin découpée dans la brume et la roche. D'ailleurs, le monticule de terre dans le quart inférieur droit, qui surplombe la jarre, semble répondre à la « patte » qui lui fait face et accentuer l'impression d'enlèvement de Io par la nature. Enfin, la forme peinte du drap blanc ne contribuerait-elle pas à la signification de l'ensemble ? L'étonnante chute de plis sous l'assise de Io pourrait illustrer la figure du père, le dieu fleuve Inachos, tout autant que figurer un fantôme de jambe dans le prolongement du corps féminin dont l'appendice renverrait au talon gauche vers lequel il pointe.

Le Corrège, Jupiter et Io, 1532-33, huile sur toile, Kunsthistorisches museum, Vienne (en bas, à droite, la tête de cerf  symbole de l'union amoureuse)
Fort heureusement, la publication d’une communication de Nadeije Laneyrie Dagen dans les actes d’un colloque intitulé : Nues, nuées, nuages (Presses Universitaires de Rennes, 2010) nous permet en quinze pages d’en apprendre bien plus qu’en une heure d’émission. Dans ce brillant article : « Corrège, la nuée et la volupté » (pp. 233-248), elle dévoile une hypothèse historique très stimulante, qui dépasse le texte mythologique d'Ovide (que Corrège n'applique d'ailleurs pas à la lettre) dont l'essentiel est à lire ci-dessous :

Un demi-siècle avant l’exécution de Jupiter et Io, en 1486 à Bâle, a paru la plus célèbre somme démonologique de la fin du Moyen Âge, qui fut aussi le plus répandu des manuels de lutte contre la sorcellerie : le Marteau des sorcières (Malleus Malificarum) d’Henry Kreamer (Institoris) et Jakob Sprenger, référence de tout procès inquisitorial et « somme démonologique », fut réédité, y compris à Venise, pour la dernière fois en 1579. Dans ce traité, il est question longuement de la copulation de femmes avec des amants non humains. Ces puissances copulantes sont les anges déchus de la Bible, devenus créatures sataniques. Les auteurs du Marteau les assimilent aux figures mythologiques anciennes, par exemple les lutins, mais aussi les faunes ou les satyres. En plein début de l’époque moderne, le Malleus Malificarum soutient, cependant, que ces amants maléfiques ne prennent plus le corps d’un lutin ou d’un faune, mais revêtent – précisément – la forme d’une nuée sombre faite de vapeurs alourdies par des substances empruntées à la terre : d’un nuage donc, qui se trouve abaissé jusqu’à toucher le sol. ( …) Sans doute, il ne s’agit pas de prétendre, ici, que Corrège a lu les 600 pages que représente, dans une édition moderne, le manuel des inquisiteurs. Il est simplement question de penser que le climat mental et moral du temps a permis au peintre d’imaginer l’étreinte entre une belle mortelle et un nuage, qui ne serait autre que la forme fécondante prise par un dieu.

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