Howard Hawks : Les mardis du cinéma (1995) + L'humeur vagabonde (2015)

07/01/2018


Une fois n'est pas coutume, la lecture qui suit risque de donner le tournis à la molette de votre souris. Les photogrammes des films d'Howard Hawks (1896-1977), indispensables pour accompagner les paroles transcrites (et qu'on aurait même souhaité plus nombreux),  n'y sont pas pour rien.

Cela avait pourtant bien commencé. Comparer et relater deux émissions distantes de vingt ans en provenance de deux stations de radio différentes (française et suisse) n’avaient rien de sorcier. Il s’agissait tout au plus d’écouter 3 heures et demi de commentaires et d’analyses. Mais il s’est avéré difficile de croiser comme je l’imaginais Les Mardis du cinéma (France Culture, 1995) et L’humeur vagabonde (R.T.S., Espace 2, 2015). La première trop thématique se contente de tirer des lignes transversales entre quelques films d'Hawks en faisant croire qu’elles concernent toute l’œuvre. La seconde, chronologique, sépare à bon escient les films pour les envisager rigoureusement l’un après l’autre d’un point de vue biographique et cinématographique. Si d’aucuns diront qu’après tout, les deux approches peuvent se compléter, elles se succéderont néanmoins ci-dessous. Et allongeront d'autant le défilement de ce post...

Les deux émissions s’engagent toutefois sur un terrain commun : celui de la prétendue absence de singularité stylistique d’Howard Hawks et de sa reconnaissance artistique outre-atlantique par Les Cahiers du cinéma. Michel Ciment : Il n’a jamais apporté des solutions formelles nouvelles, ce n’est pas du tout un novateur comme Orson Welles, mais c’est quelqu’un qui à chaque fois, quand il a travaillé dans le western, dans le film de gangsters, dans le film policier, dans la comédie, a réussi le chef d’œuvre du genre (7’24’’). Charles Sigel : Chez lui, il n’y a pas de cadrages reconnaissables comme chez Welles, ou de constructions dramatiques à la Hitchcock, ou de virilité humoristique à l’irlandaise comme chez Ford par exemple, ou d’humanisme à la Capra, (…) mais il y a un culte du rythme, une insolence dans les rapports hommes femmes, une façon de se concentrer sur les relations humaines (7’20’’).

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France Culture : « Howard Hawks et ses héros », dans Les mardis du cinéma par Pascale Lismonde, avec Jean Douchet, Luc Moullet, Michel Ciment, Patrick Brion (première diffusion : 7 novembre 1995)

Trois axes gouvernent cette émission qu’on peut résumer ainsi : qu’est-ce qu’un héros hawksien ? ; la femme introduite comme un corps étranger dans le groupe ; un cinéma guidé par la croyance en l’immanence de l’homme. Sans plus tarder, voici comment Michel Ciment définit le héros hawksien : il est toujours entouré de deux ou trois personnages (voir l'équipée de l’aéropostal dans Seuls les anges ont des ailes, des chasseurs dans Hatari !, des cavaliers dans La rivière rouge), établit un code de conduite, et chérit l’idée du travail bien fait (10’21’’). Jean Douchet ajoute qu’il aime l’action pour l’action, propre de l’homme américain. (…) [Les personnages masculins] sont des joueurs, ce sont la plupart du temps des sportifs, la quasi-totalité des films d’aventure ou de films d’action se déroulent avec des hommes qui jouent à l’avion, à la voiture. Et Scarface joue au gangster. (…) Quand il vient de recevoir une mitrailleuse, il fait sauter tout son bureau, simplement pour le plaisir de tirer (…). Ses personnages masculins, reliés à la notion d’énergie ont vocation à dompter le monde. (…) C’est pour ça qu’à la fin de Scarface, vous avez [face à l’appartement, la publicité lumineuse] « Le monde vous appartient » (…) symbole du grand rêve américain. (14’59’’)

Le rôle occupé par la femme est destructeur selon Michel Ciment. Elle représente la nature, l’inconscient, l’instinct, donc elle est un danger. On a pu dire à juste titre que les drames de Hawks étaient optimistes, [que] les comédies étaient pessimistes. (…) Le critique étaye cette théorie (semble t-il répandue dans beaucoup de livres américains) en associant la femme à la ville, reflet des rapports sociaux avec son lot de contingences qui ligotent le masculin en propre et le rendent ridicule (cf. L’impossible monsieur bébé) ; et l’homme à son besoin des grands espaces, que ce soient le ciel dans Seuls les anges ont des ailes, ou les plaines désertiques dans La rivière rouge et Hatari !. (24’51’’) 

Luc Moullet déclare quant à lui que bien souvent la femme joue un rôle directeur dans la vie sentimentale et professionnelle [tandis que] l’homme est en porte-à-faux. Ce qui complique encore un peu c’est qu’il fait appel pour ses personnages masculins principaux à des acteurs qui dans la vie sont typés comme homosexuels et qui jouent toujours le rôle de séducteur à l’écran, comme Cary Grant et Rock Hudson. (32’34’’) Mais encore, la femme insolente d’après Patrick Brion, et d’autant plus dangereuse qu’elle est à égalité avec l’homme, représente une atteinte à sa virilité (cf. Angie Dickinson dans Rio Bravo). Elle est l’étrangère par excellence, qui veut rentrer dans l’univers masculin, être acceptée comme telle (…) [quitte] à détruire [la cohésion] du groupe ou renier [même illusoirement] sa féminité. Et cela est rendu possible à la condition que l’actrice choisie pour le rôle est d’abord un châssis et un canon ou du moins dotée de beaucoup d’allure. (Jean Douchet à 44’32’’)

Dans Rio Bravo de même que dans Seuls les anges ont des ailes, les femmes qui passent derrière le comptoir pour soutenir l'action savent se hisser (pour un temps seulement) à « hauteur d'homme ». À gauche, Angie Dickinson et John Wayne, et à droite, Rita Hayworth et Cary Grant.
La multiplication des interprétations est un des marqueurs des films d’Howard Hawks. Elle peut servir la mise en scène de la mise en scène (voir l’ouverture saisissante de Chérie, je me sens rajeunir : « Not yet Cary ») ou receler une deuxième langue cachée dans la langue dialoguée. Patrick Brion : Dans Seuls les anges ont des ailes, il est question des oiseaux, « the birds ». Ils peuvent être aussi bien les avions que les oiseaux auxquels est confronté l’avion. (…) Les oiseaux c’est [aussi] les emmerdeurs mais en même temps « birds » est un terme argotique qui évoque les femmes. (…) Les codes de censure obligeaient à ces sens déguisés (53’12’’). En revanche, de même que le personnage masculin est entièrement voué à l’accomplissement de sa tâche, il y a chez Hawks une sorte de refus de la métaphysique ou de la religion (…). Il a fait beaucoup de films relatifs à la science avec des savants complètement idiots. (…) S’il doit y avoir une recherche, elle doit servir à quelque chose de précis. (cf. La chose d’un autre monde, Chérie, je me sens rajeunir, Boule de feu. Un contre-exemple peut être donné par Si bémol et fa dièse) (59’09’’) Charles Sigel dans L’humeur vagabonde corrobore à merveille l'exposé de cette ligne en rapportant dans son introduction le leitmotiv d’Howard Hawks : « Je raconte une histoire, un point, c’est tout. »  (8’32’’)

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RTS (Espace 2) : Howard Hawks dans L’humeur vagabonde par Charles Sigel (première diffusion : 31 octobre 2015) (*Merci à fred de rouen d'avoir eu la bienveillance de partager cette émission*)

Né en Pasadena (Californie du sud) en 1896 de parents ayant fait fortune dans l’industrie, Howard Hawks bénéficie en enfant gâté d’une scolarité avantageuse et de jouets coûteux comme la voiture de course que lui offre son grand-père peu avant ses 20 ans. Un cadeau presque providentiel qui lui donne l’occasion de s’initier à la compétition automobile mais aussi surtout de rencontrer parmi les mécaniciens qui concourent Victor Fleming, de 13 ans son aîné (1883-1949), avec qui il devient ami. Par son entremise, Hawks fait la connaissance de Marshall Neilan, chauffeur de David W. Griffith, puis d’Allan Dwan. Un jour, la grosse voiture de Dwan tomba en panne. Neilan pensa à son vieux copain Fleming, qui trouva la cause de la panne, répara le monstre, causa avec Allan Dwan, lui raconta qu’il faisait aussi de la photo. Du coup, Dwan l’engagea pour développer ses négatifs. C’est comme ça que Fleming (…) était devenu de fil en aiguille directeur de la photo des films de Douglas Fairbanks que Dwan tournait pour D.W. Griffith qui les produisait à la Triangle Motion Pictures Company. (16’15’’) De la sorte, Hawks devient à son tour assistant de plateau, d’abord pour Douglas Fairbanks (In Again, Out Again, 1917), puis pour Cécil B. DeMille et Marshall Neilan, lequel buvait sec. Un jour, [Neilan] ne [venant] pas aux studios, Mary Pickford aurait dit à Hawks : « Tu pourrais faire ça toi ? (…) et c’est ainsi qu’il aurait tourné la manivelle de ses premiers plans. » (dans La petite princesse, 1917) (17’56’’)

La première guerre mondiale suspend les débuts d’Howard Hawks qui devient instructeur pour pilotes de ligne. Mais en 1919, il retourne à Hollywood et se lance dans la production grâce à l’argent de sa famille, tout en lorgnant franchement du côté de la mise en scène. C’est à Irving Thalberg (1899-1936), jeune surdoué en charge de la production de films, qu’il doit d’être engagé à la Paramount en tant que superviseur du département scénario. Suit un passage par la MGM (où il tourne son premier film Road to glory, perdu) et la Fox (9 films muets, dont Poings de fer, cœur d’or, 1928, dans lequel il découvre Louise Brooks, à la fois garçon manqué et extrêmement féminine).

En 1930, son film La patrouille de l’aube est l’objet d’un litige avec Howard Hughes qui l’accuse de plagiat (voir Les anges de l’enfer, tourné au même moment) tout autant que le théâtre d’une collision tragique d’avions entraînant la mort de son frère Kenneth. Charles Sigel : Si on écoute certains acteurs de La patrouille de l’aube, on entend que quelque chose est en train de changer dans la façon d’envoyer le dialogue. (…) Fairbanks Jr. (…) et Richard Barthelmess (…) s’approchent de la musique des dialogues de l’avenir, cette manière cynique, sans fioritures d’envoyer les mots à toute vitesse. [Apparaissent] aussi quelques motifs hawksiens : quelques personnages qui sont enfermés dans un lieu clos (…) cernés par un milieu hostile, qui préfèrent leurs initiatives personnelles à l’ordre social (…). (36’20’’)

À la suite de ce film, Howard Hawks entre en conflit avec ses producteurs, les frères Warner, et gagne le procès que ceux-ci lui intentent. Il signe alors avec Howard Hughes (contre lequel il vient de gagner un autre procès !) et partage avec lui le mépris pour les patrons de studios, teinté semble t-il d’antisémitisme. (voir à 39’55’’)

41’28’’ : Scarface (1932) doit son aura mythique aux jalons posés par Howard Hawks pour un nouveau genre de cinéma : le film de gangster. Le thème visuel de la croix y est omniprésent, depuis la balafre qui fend la joue de Tony Camonte joué par Paul Muni (1895-1967) jusqu’aux éléments du décor qui l’exposent (la croix) du premier à l’arrière-plan. Ses significations sont multiples selon qu’on la considère d’un point de vue orthogonal (christique) ou transversal (cible). Annonciatrice ou signature du crime, elle revêt une quantité réjouissante de formes qui circulent du corps à l’écriture en passant par l’ombre et la lumière (Charles Sigel nous apprend à ce propos qu’un film de Martin Scorsese, Les infiltrés, 2006, rend hommage à cette ingénieuse mise en scène*). 

C'est chez le barbier que le spectateur découvre le visage scarifié de Tony Camonte (Paul Muni, à gauche). À droite, le motif crucial est inscrit au centre d'une feuille de pointage de bowling (la case est cochée = la mission est remplie).
Du corps au vêtement, la croix contamine aussi bien la robe de chambre en soie de Camonte (à gauche) que la tenue de soirée de sa soeur Cesca (Ann Dvorak, de dos) (à droite).
Enseigne lumineuse énigmatique urbaine (à gauche) ou curieuse projection ombrée domestique (à droite), la croix véhicule son inquiétante forme de l'arrière plan...
... au premier plan. À gauche (Ann Dvorak) elle barre l'accès au visible. À droite, elle signifie qu'il n'y a rien à voir (la scène de meurtres est laissée hors-champ).
C’est bien le plus marquant dans Scarface, le noir des scènes nocturnes : les rues de Chicago, (…), le pavé mouillé, les carrefours, les fusillades dans la nuit (…). Cette invasion d’images par le noir n’est pas sans faire penser aux recherches de cinéastes expressionnistes allemands des années 20 et de leurs chefs opérateur. Ce qui marque aussi dans Scarface, c’est la fulgurance des scènes de violence, la façon dont elles sont montées en plans très courts, soulignées par l’agressivité des mitraillettes dans la bande son. (…) Il y a d’autres choses qui ne sont pas encore au point, il faut bien le dire. Paul Muni, notamment au début du film - après, ça s’améliore nettement, il devient une sorte de mythe ambulant, très beau - au début, Muni surjoue péniblement, il roule des yeux, un peu comme au temps du muet (…), et puis (…) ça ne va pas assez vite, le montage est un peu flasque, les dialogues sont téléphonés, (…) les scènes avec la mère de Scarface font très « vieux théâtre ». Il y a des fondus au noir à la fin de chaque séquence qui plombent le rythme. Bref, c’est encore un prototype. (…) Enfin, la mort de Scarface va être refusée par la censure : [la fin] fait de cet homme un mythe. D’où l’existence d’une fin alternative, où on ne verra pas Paul Muni arroser les forces de l’ordre (…) mais où il sera arrêté, jugé et finalement pendu (…). Ces derniers plans exigés par la commission Hayes qui veilla à la morale publique furent tournés sans Paul Muni (donc avec une doublure), sans Hawks non plus, et c’est cette version édulcorée qui sortit enfin. (…) Le succès [du film] fut absolument énorme jusqu’en 1936, date à laquelle le film disparut à la suite des difficultés que connaissait l’empire de Hughes, jusqu’en 1980, où on put enfin le voir avec sa fin originelle. (42’08’’)

Du positif au négatif, la croix ne laisse aucune place au doute : elle annonce le crime sur le corps endolori (à gauche) comme elle désigne la mort sur le corps allongé (à droite).
Dans la scène du meurtre de Guino Rinaldo (George Raft), la croix recule dans l'espace visuel du plan : avant l'ouverture de la porte, elle a remplacé un numéro ou un nom (l'identité est effacée). Après l'ouverture, elle change de dimension pour adresser un « clin d'oeil » au spectateur. 
Dans Les mardis du cinéma, Michel Ciment interprète le rôle de Tony Camonte-Al Capone comme celui d'un personnage de comédie. (…) Il n’est pas du tout maître de lui et de l’univers (…) parce que c’est un enfant (…) Il adore les colifichets, alors, il se rapprocherait plutôt de la femme, de l’indien, du noir, de tous ces êtres qui sont proches de l’état de nature pour le mâle américain civilisé [!] (…). C’est un être très naïf, (…) incestueux puisqu’il aime sa sœur (…), son état de développement intellectuel et moral est extrêmement réduit d’où les dangers qu’il fait encourir à son entourage. (1h11’30’’) Patrick Brion, plus loin, prolongera cette idée en comparant la face de Paul Muni à celle d’un singe.

Une ombre ou une projection cruciformes presque fortuites ne doivent étonnamment jamais rien au hasard. À gauche, l'enchevêtrement des lignes autour du corps étendu fait l'effet d'une crucifixion. À droite, la croix est suspendue comme une épée de Damoclès surnaturelle au-dessus du futur mort.
Prophétie de la croix-fenêtre : au début comme à la fin du film, sa forme orthogonale annonce la mort attendue dans la souffrance.
Un passage à vide suit Scarface (La foule hurle, 1932, puis Le harpon rouge, 1932), après lequel Howard Hawks entre à la MGM (de Louis B Meyer et David O. Selznick), qu’il quitte cependant très rapidement. C’est à cette époque qu’il se lance dans la screwball comedy ou comédie loufoque (Screwball, c’est une balle de base-ball qui part en vrille et devient incontrôlable). Pour Train de luxe, 1934, il réunit John Barrymore (star sur le déclin, à cause de l’alcool, comme beaucoup) et Carole Lombard (nageuse dans les films de Mack Sennett) : Pour la première fois, [Hawks] mettait face à face un vétéran et une débutante, comme plus tard, [Humphrey] Bogart et [Lauren] Bacall, ou John Wayne et Montgomery Clift, et ça marcha à tous les coups. Là, il mit aussi au point son système (…), c’est-à-dire des répliques qui se chevauchent légèrement sans rien perdre de ce qui est au centre de la phrase et allaient le plus vite possible. On connaît la célèbre anecdote d’Hawks et de son chronomètre : « c’est parfait, mais maintenant vous me faites la même chose mais 20% plus vite ». (57’32’’) Le record est atteint dans La dame du vendredi : 240 mots à la minute, la moyenne en [langue anglaise], c’est 100, 150 (1h12’20’’).

1938 marque l’un des sommets de la filmographie de Hawks, L’impossible monsieur bébé (à partir d’1h00’50’’), dont le tournage commença assez laborieusement. Katharine Hepburn voulait absolument jouer comique, or [si] la situation est drôle, il faut jouer ça sérieusement. (…) Grant était immédiatement opérationnel et créatif par exemple. Le gag de son habit déchiré et la traîne de la robe d’Hepburn arrachée et du haut de forme dont il se sert pour cacher [s]a culotte est de lui. Le film ne rencontre pas son public (même, il perd de l’argent : 365 000 dollars sur 1 million 800 000) et Hepburn avait la réputation de porter la poisse. (…) Il fallut attendre les années 70 pour que cet Impossible monsieur bébé passe dans la catégorie chef d’œuvre absolu.

Le gag des fesses à l'air protégées des regards par un chapeau, une valise ou un torchon revient à plusieurs reprises dans l'oeuvre de Hawks (L'impossible monsieur bébé, 1938, Si bémol et fa dièse, 1949 et Chérie, je me sens rajeunir, 1952, par exemple)
L’année suivante, en 1939, sort Seuls les anges ont des ailes, à nouveau une histoire d’aéropostal, dont l'action se déroule dans la ville de Barranca (que Charles Sigel croit imaginaire, or c’est le nom d’une ville et d’une province du Pérou) reconstituée en studio (…), avec ports, débarcadères, bistrots, voie ferrée, piste d’envol. (…) Jean Arthur est désespérément saine, elle manque un petit peu d’ironie (…) [et] laisse deviner ce que Bacall, Frances Farmer, Carole Lombard auraient apporté de sex-appeal et d’extravagance à ce rôle féminin. Quant à Rita Hayworth dont le film allait lancer la carrière, c’était l’inverse : trop sexy au sens ordinaire du mot. Elle n’appartenait pas à l’érotique très particulière d’Hawks (…). À cet univers très adolescent, à ces histoires à dormir debout, à ces trucages attendrissants (les maquettes d’avions, les transparences), on se laisse prendre. Et ça touche sans doute à quelque chose de profond. Peut-être la présence obsédante de la mort et le jeu avec la mort. (1h07’20’’)

Un talon qui casse consolé par un baiser (ou presque) (à psychanalyser sans tarder) dans deux films tournés l'un après l'autre : à gauche Jean Arthur et Cary Grant dans Seuls les anges ont des ailes, et à droite Katharine Hepburn et le même Grant dans L'impossible monsieur bébé, l'année précédente.
1944 : Le port de l’angoisse est extrait de quelques pages d’En avoir ou pas, d’Hemingway, ami proche d’Hawks (ils avaient tout pour s’entendre, la chasse, la pêche, le laconisme). Si Humphrey Bogart fait tout de suite partie de l’écriture du film, le problème, [c’est] la fille. C’est Slim Hawks [sa femme] qui repéra dans « Harper’s Bazaar » une fille « aux airs de panthère » dit-elle qui posait dans une pub pour les donneurs de sang de la croix-rouge. Elle avait 18 ans, elle s’appelait Betty Joan Perske. [par un curieux hasard Bacall sera surnommée « Slim » dans le film] (…) Hawks fut évidemment séduit par cette fille qui ressemblait à Slim (…) et lui raconta, au cours de conversations, toutes les actrices qu’il avait sorties du lot (…). Lauren Bacall remarqua que dans ces histoires, il avait toujours le dessus. Également, quelques remarques antisémites. Et plus tard, quelques amis juifs de Hawks témoignèrent qu’Hawks savait très bien que Bacall était juive, mais qu’il l’avait provoquée pour voir comment elle réagirait. (1h14’03’’)

Dans Le port de l'angoisse, la relation d'amour entre Lauren Bacall et Humphrey Bogart naît d'une suspicion de vol, que le héros démasque aussitôt (à gauche).
Une scène qu'Howard Hawks répète quasiment plan par plan 15 ans plus tard dans Rio Bravo (1959) avec Angie Dickinson et John Wayne (à droite) ...
... à cette différence près que la femme n'est pas l'auteur du larcin soupçonné.
Ce qui rend le film troublant, c’est qu’en même temps que le jeu d’attirance entre les deux personnages du film, se mettait en place la même chose entre l’acteur et la débutante, Bogart et Bacall. (…) Bacall avait peur de Hawks et Hawks en était assez blessé. Et Bogart révélait à Bacall que toutes les histoires qu’Hawks lui racontait (…) étaient pures inventions. (…) (1h16’58’’)

Charles Sigel nous apprend que la Warner avait décidé la mise en chantier du Grand sommeil (1946) alors même que Le port de l’angoisse n’était pas sorti dans les salles. Le scénario [adapté de Raymond chandler] est difficile à comprendre dit-il. Ajoutons que deux visionnages du film ne sont pas de trop pour saisir tous les tenants de l’histoire, prises de notes incluses... Comme la première version laissera voir qu’il n’y avait pas assez de scènes entre Vivian et Marlowe (Bacall et Bogart), on en ajoutera de nouvelles écrites par Philip G. Epstein, lourdes de sous-entendus érotiques, et pour les intégrer, on coupera un bon quart d’heure de scènes utiles à la compréhension (…). Mais c’est presque un changement d’esthétique ou d’architecture pour Hawks, jusqu’ici préoccupé par la ligne générale d’un film et à partir de là fonctionnant plutôt par scènes intéressantes en elles-mêmes mais plus ou moins bien cousues avec les autres. Ça sera le problème de La captive aux yeux clairs (1952). (1h21’58’’)

1948 est l’année de la sortie du premier western d’Howard Hawks : La rivière rouge. Hawks avait lu dans le Saturday evening post une histoire feuilletonnée de Borden Chase intitulée The Chisholm trail. (…) Ce qui sera intéressant là, ce sera la confrontation de John Wayne, encore acteur de série B qui n’avait eu que de petits rôles chez Ford, et d’un jeune acteur qu’Hawks avait vu à New-York dans une pièce de Tennessee Williams et qui s’appelait Montgomery Clift. (…) Le troisième personnage essentiel fut Walter Brennan, second rôle pittoresque déjà vu en inénarrable vieux marin alcoolo dans Le port de l’angoisse, payé 5000 dollars par semaine dans La rivière rouge. Cela a l’air absolument inouï pour un second rôle. (…) Ce qui choque notre œil, ce sera l’usage de transparences, c’est-à-dire d’arrière-plans filmés projetés derrière des acteurs qui jouent en studio, pratique encore courante de cette époque (…). 

Exemple d'un raccord dans l'axe de La rivière rouge où le photogramme de gauche inscrit John Wayne et Coleen Gray dans le décor tandis que celui de droite les situe la seconde d'après dans un studio.
Malgré ça, La rivière rouge est un film de grands espaces filmés en Arizona, épique et humaniste. Hawks confiera à Todd McCarthy [journaliste] s’être inspiré et même avoir franchement imité le style de Ford pour filmer les grands espaces et sa manière d’utiliser tous les ciels, même les ciels couverts, d’où le nuage dans le ciel de [la scène de] l’enterrement dont il attendit qu’il vienne se placer juste dans le cadre. Montgomery Clift souffrit de la cohabitation avec la bande de machos que constituait la plupart des acteurs et techniciens. (…) Mais l’essentiel, le plus mystérieux, le plus riche en sous-entendus est bien dans la relation entre Wayne et Clift qui va avoir des échos dans La captive aux yeux clairs, dans Rio Bravo, ou dans Hatari !. (1h23’25’’)

Après la seconde guerre mondiale, Howard Hawks voit sa carrière décliner et une nouvelle génération de cinéastes prendre ses quartiers (Elia Kazan, Nicholas Ray, John Huston, Joseph Losey). Cette période correspond en France à sa consécration par les jeunes critiques des Cahiers du cinéma (Jacques Rivette : L’évidence est la marque du génie de Hawks, à propos de Chérie, je me sens rajeunir, lecture en accès libre ici (5’52’’). Il tourne Allez coucher ailleurs (1949) dans l’Allemagne détruite, puis La captive aux yeux clairs (1952), sans transparences et en extérieur avant le laborieux Les hommes préfèrent les blondes (1953), dont les scènes de comédie musicale sont confiées à Jack Cole (le chorégraphe) et Harry J Wild (le chef-opérateur).

La terre des pharaons (1955) marque le seul tournage d’Howard Hawks en cinémascope. « Nous avions passé notre vie à concentrer le regard des spectateurs sur un seul point de l’image et voilà qu’il fallait faire le contraire » dira t-il. Réalisé en partie en Egypte, en partie en studio à Cinecittà, Hawks se demanda comment pouvaient bien parler les pharaons égyptiens (…)… Le résultat est anachronique et ridicule. (…) Bref, ça coûta des sommes folles, plus de 5 700 000 dollars pour 4 millions de recettes mondiales (…) Catastrophe industrielle donc, et cela valut à Hawks de ne plus tourner pendant trois ans. (1h 37’25’’).

Retour aux Etats-Unis. En 1959 sort Rio Bravo, western d’un classicisme impeccable, rien que des lieux clos, presque la trinité classique : le saloon, la prison, l’auberge tenue par un couple de mexicains pittoresques où loge le personnage féminin qui est une joueuse de cartes professionnelle. Ça sera la belle Angie Dickinson qui est typique de l’érotique hawksienne avec ses airs convenables et son audace inattendue. C’est elle qui va draguer Wayne (…), nouvel avatar de l’homme (…) en situation d’infériorité. Ce sera pareil dans Hatari !, la belle et élégante Elsa Martinelli va poser un baiser puis un deuxième sur les lèvres de Wayne. Et Bacall avait fait la même chose avec Bogart [dans Le port de l’angoisse] : après le premier, elle avait dit : « c’était pour voir si ça me plaisait. » Et puis, après le second, elle avait dit : « ça me plait encore plus quand vous y mettez du vôtre ». Avant Hatari ! (1962) et après Le port de l’angoisse (1944), cette scène du baiser « vérifié » deux ou trois fois de suite est également un motif comique de Allez coucher ailleurs (1949) et de Si bémol et fa dièse (1949).

À gauche, Lauren Bacall et Humphrey Bogart dans Le port de l'angoisse, 1944, et à droite Virginia Mayo et Danny Kaye dans Si bémol et fa dièse, 1949.
À gauche, Ann Sheridan et Cary Grant dans Allez coucher ailleurs, 1949, et à droite, Elsa Martinelli et John Wayne dans Hatari !, 1962
Chez Hawks, il y a comme ça des tas de scènes récurrentes. Exemple : Elsa Martinelli qui se met au piano dans Hatari !, exactement comme Jean Athur se mettait au piano dans Seuls les anges ont des ailes. Et tant d’autres. (1h43’04’’)

1962 : Hatari est tourné au Tanganyika, presque sans scénario, et le plus étonnant : pas de cascadeurs prévus au programme. Chacun allait prendre le risque des scènes de chasse (…). Wayne raconte s’être fait beaucoup de belles frayeurs, ballotté qu’il était sur un siège presque éjectable avec son lasso au bout d’une perche à l’avant de la voiture. (…) C’est un film qui quand on le revoit aujourd’hui (…) a quelque chose d’adolescent. Les relations entre les personnages ont un côté immature et d’ailleurs, rétrospectivement, on peut se demander si ce n’est pas le cas de tous les héros hawksiens, Scarface par exemple, ou les différents rôles de Cary Grant, même Bogart et John Wayne.  (1h47’’07’’)

Angie Dickinson dans Hatari ! (1962) (à droite) n'est pas sans rappeler une certaine Katharine Hepburn dans L'impossible monsieur bébé, 1938 (à gauche).
Dans Les mardis du cinéma, Jean Douchet cite Rivette (sans en être certain) en déclarant qu’Hatari ! est au fond l’histoire d’un tournage de film. Dans la journée, il y a l’action (on tourne le film), et le soir, il y a le repos de l’équipe (…). À part ça, il n’y a pas d’histoire, c’est toujours la même chose. Une femme débarque dans ce groupe d’hommes, (…) elle cherche à s’intégrer, et à la fin, c’est elle qui désintègre tout. (1h17’25’’)

Howard Hawks meurt le 26 décembre 1977, suite à une mauvaise chute qui lui brise un os du dos. Il avait 81 ans. Sa mort est éclipsée par celle de Charlie Chaplin, survenue la veille le 25 décembre 1977. C'était il y a 40 ans.



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* Dans l'émission Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert (France Inter) intitulée : Pourquoi Scarface est-il devenu un mythe contemporain ? (première diffusion : 12 juillet 2012), le scénariste Laurent Vachaud explique que ces « X » comme ça, c'est ce qu'on voyait avant quand les bobines changeaient (22'10'').

P.S. : D'autres émissions consacrées en tout ou partie à Howard Hawks sont disponibles à l'écoute sur le site de France Culture. Voir Euphonia par Noël Simsolo : Cinéastes et musiciens : Howard Hawks et Dimitri Tiomkin avec Jean-Claude Biette (première diffusion : 23 février 1989). Également, la première partie de la série de Jean-Philippe Costes : Les rebelles dans le cinéma américain dans Un autre jour est possible (première diffusion : 18 janvier 2016).

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