La Loi chez Kafka : journée spéciale (1983) + Les nouveaux chemins de la connaissance (2015)

14/02/2018


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Photogrammes extraits du Procès d'Orson Welles, 1962. À gauche, illustration de la parabole de la Loi (forteresse sans porte). À droite, K. (Anthony Perkins) referme la porte du tribunal.
Au chapitre IX du Procès (1925 ; 1933 pour la traduction française), Franz Kafka glisse au milieu d’un dialogue entre K. et l’abbé un fragment qui a sa place et sa fonction dans le cours de la narration mais qui en même temps s’en trouve détaché comme petit texte autonome (Derrida). Cet extrait est aujourd’hui communément appelé : Devant la Loi (Vor dem Gesetz) ou La parabole de la Loi. Devenu l’objet de nombreux commentaires au fil du temps, il a été analysé en 1983 par Jacques Derrida dans une journée spéciale sur France Culture célébrant le centenaire de la naissance de Kafka. 32 ans plus tard, le 22 avril 2015, il est à nouveau au cœur d’une discussion entre Denis Salas, magistrat et essayiste, et Adèle van Reeth dans Les nouveaux chemins de la connaissance. Avant d’en venir à leurs commentaires, offrez-vous une piqûre de rappel du texte de Kafka dans la traduction de l’édition folio classique :

K. : « Tu es une exception parmi les gens de justice. J’ai plus de confiance en toi qu’en aucun d’entre eux quoique j’en connaisse beaucoup. Avec toi, je peux parler franchement.
- Ne te méprends pas, dit l’abbé.
- Sur quoi me méprendrais-je donc ? demanda K.
- C’est sur la justice que tu te méprends, lui dit l’abbé, et il est dit de cette erreur dans les écrits qui précèdent la Loi : « Une sentinelle se tient postée devant la Loi ; un homme [de la campagne] vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer [dans la Loi]. Mais la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L’homme réfléchit et demande alors s’il pourra entrer plus tard. “ C’est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant. ” La sentinelle s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se penche pour regarder à l’intérieur [à travers la porte]. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit : “ Si tu en as tant envie essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l’entrée de chaque salle des sentinelles, de plus en plus puissantes ; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue. ” L’homme [de la campagne] ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la tartare, il se décide à attendre quand même jusqu’à ce qu’on lui permette d’entrer. La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste [assis là des jours et des] années. Il multiplie les tentatives pour qu’on lui permette d’entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l’interroge sur son village et sur beaucoup d’autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle, Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant : “ Je n’accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. ” Pendant ses longues années d’attente, l’homme ne cesse presque jamais d’observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années ; plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu’aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s’affaiblit et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui on s’il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille [inextinguiblement] à travers les portes de la Loi. Il n’a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu’il n’a pas encore adressée [à la sentinelle]. Et, ne pouvant redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s’est extrêmement modifiée. “ Que veux-tu donc encore savoir ? demande-t-il, tu es insatiable. - Si tout le monde cherche à connaître la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer ? ” Le gardien voit que l’homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l’oreille : “ Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme [la porte]. ”

*

Le 29 août 1983, à l’invitation de Jean Daive, Jacques Derrida propose une lecture polysémique de la Loi telle qu’elle est « écrite » dans la parabole du Procès. Quelle place occupe t-elle ? À première vue, à travers la porte gardée qui la précède, la Loi ne relève pas du visible. C’est une place vide dit Jacques Derrida. Néanmoins, si la Loi occupe cette place vide, c’est que l’interprétation de la Loi, qui n’est pas moins importante que la Loi, est aussi ce qui fait Loi. Et l’hypothèse que la Loi n’existe pas est une hypothèse [qui repose encore] sur la structure même de la Loi, qui agit comme Loi - peut-être - en tant qu’elle n’existe pas. (1h33’45’’)

À la fois concrète et abstraite, la Loi s'énonce depuis un lieu qui semble paradoxalement « abandonné » par elle. Inassignable, elle flotte autour des hommes en leur échappant. La matérialiser sous la forme symbolique d'une porte qui n'ouvre sur « rien » (la Loi est une place vide) joue comme un leurre tout en ayant le mérite de fixer la modalité de sa connaissance : son impénétrabilité. Ce qui signifie qu'on ne peut pas « garder à vue » la Loi. Son contrôle est rendu impossible. En immobilisant sur son seuil l'homme qui s'obstine à la rencontrer, la Loi grandit son emprise sur lui et renverse le rapport de force. C'est elle qui garde maintenant l'homme « à l'oeil », où qu'il soit. Adèle van Reeth : Puisque la Loi est partout, lui [K.] n’est jamais au bon endroit. Elle vient le chercher, incarnée par les différents personnages qu’il rencontre comme si il était la projection de sa propre absurdité. (28’28’’)

À Jean Daive qui se demande si l’impossibilité de la « fixer » en quelque endroit ne jouerait pas contre son élémentaire probité (comme piège ou stratagème), Jacques Derrida rappelle la transcendance intouchable de la Loi. La forme sous laquelle elle se présente (le vide) ne signifie pas qu’on y projette ce qu’on veut. (1h41’19’’) Bien au contraire, son mode impératif induit une distance incommensurable, et seule l’écriture est capable de générer cette autorité : le texte produit ce non-lieu depuis lequel la Loi commande, en quelque sorte. Dit autrement, suivant la formule lapidaire d'un autre intervenant une heure avant la fin de l'émission : On ne discute pas avec la Loi. Pendant « naturel » de cette parole volatile, la servitude volontaire de l’homme de la campagne (remarquée par Denis Salas avec qui s’entretient Adèle van Reeth) qui continue d’attendre en vain, année après année, devant la porte de la Loi : la scène semble confiner à une relation de type sado-masochiste entre lui et le gardien.

Georges Kiejman, avocat, au micro de Jean Daive : C’est en ça que Kafka me paraît peut-être le plus clairvoyant, c’est dans la manière de bien souligner que chacun consent au procès qui va lui être fait, si injuste, si incompréhensible que puisse paraître ce procès. (4h29’42’’) Georges-Arthur Goldschmidt (traducteur du Procès) dans le dernier numéro de la série Kafka de la tête aux pieds diffusée du 03 au 31 août 2003 abonde : Je suis allé plusieurs fois à la 17e chambre correctionnelle. Et vous entrez dans [la peau de] l'accusé. C'est terrifiant, vous devenez lui. Vous entrez dans les boutons de sa veste, dans les replis un peu misérables du tissu car tous les accusés ont toujours un côté râpeux, misérable. C'est terrifiant. Et c'est vous. (47'12'') Marthe Robert dans l'émission produite par Jean Amrouche Des idées et des hommes (première diffusion le 04 avril 1955) décrit quant à elle l'incorporation de la culpabilité chez Joseph K. dans Le procès : Il est arrêté, c'est-à-dire, immobilisé (...), c'est tout, on n'en dira pas davantage. On aura peu à peu l'impression que c'est lui [Joseph K.] qui se comporte en accusé, que de l'arrestation, il a conclu à une inculpation (...) (10'04''). 

Ainsi injustement mis en cause, l'homme présumé coupable cesse temporairement de coïncider avec lui-même pour se dédoubler, voire se superposer à lui-même, coiffé de l'intolérable soupçon qui dénature tout. Même infime, même inconcevable, l'instillation du doute conduit l'homme qui se divise au carrefour de plusieurs vérités. D'abord, la sienne, intime. Puis celle projetée sur lui par les autres, prêtée. La dernière étant résolue par la Loi, ultime. Ce que Marthe Robert résume brillamment par cette formule : Le drame vient de ce que l'accusé est en même temps le témoin, le juge et l'avocat. (27'54'') Or, rien n'est plus difficile que de cohabiter avec ces trois vérités quand une méprise est à l'origine de l'innocence bafouée. C'est toute l'histoire du film intitulé Le faux coupable (The wrong man) sorti en 1957, d'Alfred Hitchcock qui serait inspiré d'un fait-divers. Son résumé tient en une ligne : un homme pris pour un autre est accusé de hold-up qu'il n'a de fait pas commis.

À l'aide de quelques photogrammes, observons comment Hitchcock a préparé l'espace de la future accusation de son protagoniste Christopher Emanuel Balestrero, dit Manny (Henry Fonda) dans les premières minutes de son film. Joueur de contrebasse dans un club de jazz, Balestrero quitte chaque soir au pas de course l'établissement pour rejoindre sa femme. Sa première sortie dans la rue le montre en train de marcher vers l'entrée du métro. Dans le plan, la silhouette nocturne du musicien est immédiatement prise en charge par deux policiers croisés fortuitement qui « l'encadrent ». Ils annoncent ceux qui l'escorteront peu après au commissariat, au tribunal, en prison.

Poursuivant son trajet, Balestrero marque plusieurs arrêts avant de rentrer chez lui. Au diner d'abord pour commander une tasse de café aux deux serveurs préposés et identiquement vêtus. Plus tard, à la porte de son pavillon au pied de laquelle il ramasse deux bouteilles de lait. Puis, devant la chambre de ses deux petits garçons couchés l'un à côté de l'autre dans une même position. Enfin, face à sa femme éveillée dans la chambre conjugale décorée de deux tableaux de fleurs similaires. Toutes ces paires comme autant de dédoublements préfigurent la confusion dont sera victime Balestrero d'être reconnu coupable à la place d'un autre homme.

Le faux coupable, d'Alfred Hitchcock (1957). À gauche, la sortie du club de jazz (deux policiers). À droite, Balestrero (Henry Fonda) commande une tasse de café (deux serveurs).
Le faux coupable, d'Alfred Hitchcock (1957). À gauche, deux enfants endormis. À droite, deux tableaux de fleurs entre lesquels se tient Balestrero pour parler à sa femme alitée (Vera Miles).
L'argent est à l'origine de l'erreur humaine et judiciaire dans cette histoire. Endettés, les Balestrero ne peuvent pas honorer les dépenses de santé auxquelles ils voudraient faire face. Résolu à subvenir aux besoins dentaires de sa femme, Manny décide un jour de contracter un prêt sur le compte de sa femme ouvert à la compagnie d'assurances. 

Son attente au guichet marque le début de ses tourments. Reconnu par l'employée comme un brigand ayant braqué l'une de ses collègues quelques jours plus tôt, Balestrero est subitement cadré par Hitchcock comme un prisonnier depuis le petit portail à barreaux situé de l'autre côté du comptoir. Sa condamnation ne se fait pas attendre. Le soir même de sa requête à la compagnie d'assurances, il est interpellé par trois inspecteurs pour vérifications devant son domicile et conduit au commissariat de la 110e brigade. Un test graphologique et plusieurs identifications de témoins auront raison de son innocence. Il est placé sur le champ en détention dans l'attente de son procès. Sa famille, soudée et confiante obtient néanmoins sa libération sur caution. 

Alors qu'une défense solide s'organise avec un avocat, la femme de Manny commence de présenter des troubles du comportement. Sa parole se raréfie, son intégrité physique et mentale se délite. Bientôt, elle prend en charge la culpabilité supposée de son époux à tel point qu'elle finit par se faire « enfermer » dans une maison de repos. Balestrero, esseulé et acculé, est finalement délivré par un coup du sort. Un seul plan ingénieux permet au spectateur de comprendre le retournement de situation. Grâce à la superposition du visage du véritable coupable sur celui de Manny, Hitchcock révèle la méprise et permet au protagoniste de se rassembler en faisant un avec la vérité. Le double, dorénavant tenu à distance est chassé.

Le faux coupable, d'Alfred Hitchcock (1957). À gauche, Manny Balestrero (Henry Fonda) est observé depuis le guichet de la banque comme un prisonnier. Peu de temps après, conduit dans sa cellule sans mot dire, son équilibre psychique bascule : il tourne en rond avant que la caméra ne simule son vertige. (à droite)

Le faux coupable, d'Alfred Hitchcock (1957). À gauche, Hitchcock réunit en transparence les visages des deux hommes confondus par les témoins accusateurs. À droite, au commissariat, Balestrero croise son double : les deux hommes se regardent en miroir.





Le deus ex machina du film pourrait trouver son explication dans les mots de Jean Amrouche extraits de sa conversation avec Marthe Robert à la fin de l'émission citée ci-dessus Des idées et des hommes (04 avril 1955) : Il est bien clair que l'homme ne pourrait se justifier lui-même. Si il Est, il peut être justifié et son existence peut être justifiée mais c'est le juge, c'est la justice qui le justifier[ont] et non pas lui-même. (26'57'') Ce à quoi Marthe Robert répond avec intelligence : Le seul besoin de se dire « juste » déclenche le procès, et nécessairement, une fois qu'il est déclenché, rien ne peut l'arrêter, ni l'infléchir. Donc, le seul espoir qu'il y a si bizarre que cela paraisse dans le livre [Le procès] - presque incroyable tellement il s'affirme en dépit de tout - le seul espoir est que l'Être arrive à un tel degré de connaissance que le besoin de se justifier n'existe plus. (28'58'')

*

Retour à l'émission spéciale consacrée à Kafka le 29 août 1983. À rebours de la pensée conceptuelle de Jacques Derrida, Georges Kiejman déclare que la loi est un piège, n’importe comment. Le mérite de Kafka est de montrer que la Loi est une règle qui contraint alors que personne n’en connaît ni le contenu ni la justification. Bien sûr, chacun de nous est prêt à admettre qu’il y a des lois qui ont un contenu clair, celles qui défendraient la propriété privée ou de l’État (…). Mais, la Loi est une interdiction plus vague, plus abstraite, qui pèse sur chacun de nous, qui nous maintient en état de dépendance et qui par là protège un ordre. Mais quel ordre ? On ne le sait pas. Quand l’abbé, dans un des chapitres du Procès lui raconte l’histoire du gardien de la Loi, c’est très caractéristique. Le gardien garde la Loi, mais finalement, puisqu’on ne peut jamais rentrer dans la maison de la Loi, on n’en connaît encore une fois jamais le visage. (…) Vous savez, les gens disent : « Nul n’est censé ignorer la Loi ». Mais c’est devenu quelque chose d’assez comique avec le temps. Parce que si autrefois la Loi était l’expression de quelques valeurs très simples, aujourd’hui, c’est une sorte de maquis bureaucratique, un amas de textes, dont précisément on ne retrouve jamais le fondement moral commun. (…) Nous savons que la Loi existe, nous ignorons tous ce qu’elle est.

Photogrammes extraits du Procès d'Orson Welles, 1962. À gauche, illustration de l'homme de la campagne se pench[ant] pour regarder à l'intérieur [de la porte]. À droite, Joseph K. (Anthony Perkins) face à son avocat (Welles) alité. Le cadrage en légère contre-plongée positionne son corps devant un toit de verre (voir les « barreaux ») pouvu de rideaux à demi-tirés de part et d'autre. Ce décor fonctionne comme la porte de la Loi : à la fois ouvert et fermé.
Dans la deuxième partie de son argumentation, Derrida ajoute que les suites d’interprétations auxquelles se livrent l’abbé et K. sont de type talmudique. La Loi est complexe, et le juridique n’est qu’une des instances déterminées de [celle-ci]. Et justement, ce qui est fascinant dans Devant la loi, c’est qu’à aucun moment [Kafka] ne détermine la Loi, [ni] ne dit de quelle loi il s’agit : loi naturelle, loi morale, loi politique. C’est LA Loi. C’est ce qui fait qu’une Loi est une Loi. (…) L’être Loi de la Loi. (1h45’10’’) Le philosophe poursuit en rapportant la réflexion mise en œuvre par Kafka à son appartenance à la religion juive. 

STOP. 

À ce point précis de l’écoute, il est nécessaire de rembobiner un peu la bande pour comprendre les enjeux sous-tendus par la judéïté assimilée de Kafka.

Marthe Robert, autre intervenante de cette émission de dix heures qui compte de nombreux invités, synthétise les éléments de l’équation de la façon suivante : À Prague, à la fin du XIXe siècle, les communautés allemande, tchèque et juive cohabitent à des niveaux de respectabilité différents. Les juifs qui s’identifient à la culture allemande (parce qu’elle est la culture supérieure à l’époque) en sont exclus. [Mais] ils font comme si ils en faisaient partie : ils vont à l’école allemande, ils connaissent les classiques allemands mieux que leurs camarades allemands mais il n’empêche que, comme le dit fort bien Kafka, ils sont très conscients du fait qu'il y a là « larcin » quelque part. Il y a possession illégitime. Dans la mesure où ils ont quitté le ghetto d’Europe orientale, ils sont à demi-assimilés. (…) Jusqu’à l’âge de 30 ans, Kafka masquera le problème. Il joue le jeu. Sauf qu’il est gêné par ses parents, par cette famille qui parle très mal l’allemand et qui veut lui imposer à la fois un simulacre de vie juive qui n’a plus de consistance (…) et en même temps le jeu de la famille intégrée à l’allemande, ce qu’elle n’est pas non plus. Kafka, passionné de vérité, ne peut pas tolérer cette situation.* (…) Plus tard, il s’enthousiasmera pour la langue et le théâtre Yiddish. (1h24’02’’)

Retour à Jacques Derrida : Il me semble que ce qui fait la singularité de Kafka, c’est ce croisement d’appartenance et de non appartenance qui lui a sans doute permis de recevoir de ce rapport étrange au judaïsme quelque chose de l’étrange familiarité avec la Loi. Une familiarité sans familiarité. Certains diront que c’est ça précisément qui est judaïque chez lui : le fait d’avoir vécu sur le mode de l’étrangeté, de l’extériorité, de la marginalité, l’appartenance instable à une communauté. Alors là, on entre dans une logique que je trouve paradoxale et redoutable (…). Le parallèle paraît en effet fragile entre la judéïté de Kafka a priori « déterminée » par son déficit de transmission et la condamnation indubitable de l’homme la campagne déduite de son empêchement devant la Loi.

Comment donc éclairer la conclusion de la parabole ? Pourquoi la porte de la Loi ne « vivait » -elle que pour l’homme de la campagne venu mourir jusqu’à elle ? La loi est ce à quoi il n’est pas question d’échapper. Quand on définit un espace quel qu’il soit, cet espace est limité par des repères, des frontières, des clôtures qui se donnent comme pouvant être transgressés ou franchis. La Loi en ce sens ne peut pas occuper un espace. Et c’est pourquoi elle est, comme le disait Kafka dans le texte, insituable. (…) Si une Loi est une Loi, c’est-à-dire, si elle commande catégoriquement, à ce moment-là, elle ne doit pas pouvoir être dérivée, expliquée par une généalogie, une genèse, une histoire. Par conséquent, étant anhistorique, elle ne peut pas être réappropriable, et on ne peut pas y accéder. Ou quand on accède à la Loi, on accède à ses modes de révélation, à ses modes de présentation historique, mais à la Loi elle-même, on n’accède pas. Donc, on ne peut pas y échapper parce qu’on ne peut pas y accéder. Dès lors qu’on ne peut pas y accéder, la Loi - ce qu’elle commande à travers tous les autres commandements qu’elle peut donner - c’est : « ne viens pas jusqu’à moi ». Par conséquent, d’une certaine manière : «  ignore moi comme Loi. N’accède pas à ma demande au moment où tu m’obéis. » Et cela crée une situation que certains appellent « de double contrainte », qui est le rapport de folie à la Loi. Le rapport vigilant à la Loi ne peut qu’être un rapport de folie, un rapport dans lequel la Loi est interdite. Et cette expérience de la Loi comme ce qui est interdit, c’est la folie à laquelle on ne peut pas échapper. (…) Traditionnellement, on met la Loi du côté de la raison, de la rationalité, de l’organisation, du logos. Mais je dirai que le rapport vigilant est du côté de la folie.

Adèle van Reeth aboutit à un raisonnement similaire, quoique plus simplement formulé : Que nous dit la parabole qu’on a entendue ? Peut-être tout simplement qu’il ne faut pas chercher à connaître ni à discuter la Loi, puisque dès lors qu’on rentre dans une attitude réflexive ou interprétative, on n’agit pas. C’est ça la morale, si morale il y a. C’est : peu importe la Loi, agissez. Y compris si ça implique d’aller contre cette Loi. (38’40’’)

Photogrammes extraits du Procès d'Orson Welles, 1962. À gauche, la Loi est symbolisée par un spectre, une sculpture recouverte d'un drap. À droite, l'avocat de Joseph K. ne se présente pas autrement à ses clients : voilé et dissimulé sous les draps de son lit.
Derrida, de nouveau : Être devant la loi, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas entrer dans la Loi comme l’homme de la campagne qui ne veut pas seulement accéder à la Loi. Il veut entrer en elle. Etre devant la loi, c’est comparaître devant la Loi, être le sujet de la Loi, tout en étant précisément dans l’espace du hors-la-Loi. Que le sujet devant la Loi soit en même temps hors-la-Loi, qu’il n’arrive pas à y entrer, c’est ça la folie du rapport à la Loi.

Si vous considérez maintenant que le dispositif d’écriture de ce texte : Devant la Loi est tel que l’expression Devant la Loi est située avant le texte comme titre ou bien comme incipit du texte (« Une sentinelle se tient postée devant la Loi »), cette expression décrit en même temps l’opération par laquelle le texte Devant la Loi fait la Loi et défie à l’infini les commentateurs, les exégètes qui vont se trouver eux-mêmes devant : Devant la Loi, qui aura fait la Loi par un coup d’écriture, qui est le très doux et modeste coup de force de Kafka. Il a par le fait démontré comment une écriture qui s’explique avec la Loi pouvait se signer et faire la Loi à son tour. Comment un texte peut devenir Loi. (1h47’55’’)

* À son ami Max Brod, il a mis face à face les impossibilités où il se trouvait (…) [et notamment] l’impossibilité de ne pas être juif, de l’être encore, de le redevenir dans un sens authentique. Marthe Robert, dans la journée spéciale Franz Kafka diffusée le 29 août 1983 sur France Culture. (2h59'24’’)

P.S. : Les méthodes de travail d'Orson Welles ont fait l'objet d'un numéro de Surpris par la nuit le 28 septembre 2007 (1h14'). Malheureusement remonté pour rentrer dans la case d'un atelier de la création radiophonique (ACR), il a été rediffusé le 14 mai 2014 : La petite boutique d'Orson Welles (un court passage, dix minutes après le début, concerne Le procès).

*

Annexe : La critique de Jean-Luc Godard du film Le faux coupable d'Hitchcock : Le cinéma et son double, in Les cahiers du cinéma n°72, juin 1957

P.P.S. : Il n'est pas rare de qualifier une situation de « kafkaïenne » pour décrire confusément un sens qui échappe, un environnement hostile sans l'être tout à fait, une progression dans des sables mouvants. Y faire face relève du combat perdu d'avance tant la situation parait dénuée de prises. Ci-dessous, un exemple de lecture fortuite croisée à l'écriture de ce post, qui semble réunir plusieurs des traits à l'origine du cauchemar kafkaïen :

Dans le Courrier international n° 1030-32, été 2010, extraits traduits du Washington post de l'article « Dans la nébuleuse des services secrets », par Dana Priest et William Arkin, page 20 :

L'univers top secret que le gouvernement américain a créé à la suite des attentats du 11 septembre 2001 est devenu si vaste, si complexe et si impénétrable que personne ne sait combien il coûte, combien de personnes il emploie, combien de programmes il chapeaute, ni combien d'agences effectuent le même travail. « Les choses se sont tellement développées depuis le 11 septembre que s'en faire une idée exacte représente un véritable défi », a récemment déclaré le ministre de la défense, Robert Gates. 

Au Pentagone, qui contrôle plus des deux tiers des programmes de renseignements, seule une poignée de hauts responsables, baptisés les « Super-Utilisateurs », sont théoriquement au courant de l'ensemble des activités du ministère. Mais, comme deux de ces Super-Utilisateurs nous l'ont confié, il s'agit d'une mission impossible. « Je ne vivrai jamais assez longtemps pour être au courant de tout », nous a avoué l'un d'eux. Le second nous a raconté que, pour son premier briefing, il a été conduit dans une pièce minuscule où on l'a invité à s'asseoir en l'avertissant qu'il n'était pas autorisé à prendre des notes. L'un après l'autre, les différents programmes lui ont été présentés à toute allure sur un écran jusqu'à ce que, n'en pouvant plus, il ait demandé que la projection soit interrompue. « Je ne parvenais pas à mémoriser quoi que ce soit ».

Les conclusions du général à la retraite John R. Vines, chargé l'année dernière d'examiner les processus de contrôle des programmes les plus sensibles du ministère de la Défense, ne font que souligner la gravité du problème. Vines a été stupéfié par ce qu'il a découvert. « La complexité de ce système défie toute description », souligne-t-il. Le résultat, selon lui, est qu'il est impossible de déterminer si le pays a gagné en sécurité. (...)

Pour boucler la boucle, plus loin dans l'article, ce paragraphe du même tonneau : Au-delà de la redondance, le culte jaloux du secret dans le monde du renseignement porte également tort à l'efficacité des services. Pour le ministère de la Défense, la racine de ce problème est à rechercher dans un bouquet de programmes ultrasecrets contrôlés par des officiers de sécurité spécialement formés. Il s'agit des fameux Special Acces Programs (SAP). « Il n'y a qu'une seule entité dans l'Univers qui dispose d'une pleine visibilité sur l'ensemble des SAP - c'est Dieu », a déclaré James R. Clapper (...).

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