Vladimir Jankélévitch : Agora (07 février + 24 décembre 1980)

26/03/2018


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Vous trouverez ci-dessous les comptes rendus de deux émissions Agora qui recevait à deux reprises en 1980 le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985) âgé de 77 ans.

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Agora : Le je-ne-sais-quoi et l'identité, par Jacques Paugram, avec Vladimir Jankélévitch (première diffusion : 07 février 1980)

Au micro de Jacques Paugram pour la parution de trois livres ayant pour titre commun Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Vladimir Jankélévitch se défend d'ajouter un concept à la liste de concepts déjà longue qui meublent l’histoire de la philosophie. Par la négative il dissocie le je-ne-sais-quoi de toute connotation romantique qui ménagerait une part à l’ineffable ou au charme des poètes du XIXe siècle. (3’28’’) Non, la notion étudiée puisqu'on ne peut l'appeler concept, est née à l’époque rationaliste en France et en Espagne, chez Baltasar Gracian notamment (1601-1658) qui dans le vocable « el despejo* » exprimait la désinvolture, la grâce, l’aisance, une espèce de laisser-aller. En France, on la trouve dans les Oraisons funèbres de Bossuet (1680) et dans un chapitre de L’essai sur le goût de Montesquieu (1757). Avec cette entité forgée au XVIIe siècle, les rationalistes avaient trouvé le moyen de saisir tout ce surplus qu’on ne peut pas expliquer par la raison.

Que renferme le je-ne-sais-quoi et comment délimiter son horizon ? Cela peut être les sentiments ambivalents, c’est-à-dire contradictoires, qui sont composés d’amour et de haine, qui sont éprouvés par rapport à un être, et nous ne sommes pas loin de penser que tous les sentiments sont comme ça. (7’31’’) Ou encore, en dépit des conditions réunies pour concourir à la plus grande des satisfactions, l’avènement d’un grand vide : vous ne sentez pas le bonheur que vous escomptiez. (…) C’est qu’il y a autre chose (de ce point de vue, le philosophe n’envisage jamais la psychanalyse comme un secours, bien au contraire, il pointe sa grossièreté devant la finesse de ce qui reste aux frontières du savoir). Au nombre des contenus recevables par le je-ne-sais-quoi, Jankélévitch compte aussi avec le charme. Quand une femme n’a rien pour plaire, rien de canonique (au sens de règles) et qu’en même temps, vous êtes mystérieusement subjugué, envoûté par quelque chose qui n’est pas dans les traits, que vous ne pouvez pas désigner, c’est, pour le dire simplement, qu’une forme de magie opère. À cet instant, le philosophe convoque Plotin, qui parle d’une beauté (kallos [κάλλος]*) qui habille la personne entière. Ce n’est pas la symétrie du visage. On peut avoir le visage parfaitement symétrique et être très ennuyeux, insipide même. Non, c'est ailleurs, par exemple dans le charme qui exerce un attrait insituable, qui est sans circonstances, sans précisions et qui pourtant est absolument présent. C’est-à-dire que c’est une effectivité qui nous prend (14’07’’) dit Pierre Michel Klein, l’un des élèves de Jankélévitch, dans une émission préparée par Adèle van Reeth intitulée Avoir raison avec Vladimir Jankélévitch : Le temps (première diffusion : 10 août 2017).

Dans une autre émission intitulée Le temps, ce je-ne-sais-quoi des Nouveaux chemins de la connaissance (première diffusion : 21 avril 2014), Adèle van Reeth fait remarquer le goût du paradoxe [du philosophe] comme pour mieux signifier l’impossibilité de nommer ce qu’il cherche à dire. Cynthia Fleury, son invitée, explicite la méthode : C’est un philosophe qui s’est intéressé à l’entre, à ce qui est en train de se faire, à ce qui est avant même le phénomène, sur le point de. (…) Qu’est-ce qui fait vie ? Et de fait, c’est quelque chose qui est du domaine de l’invisible, de l’indicible, de l’ineffable. (12’56’’)

Retour en 1980 à l’émission Agora. Invité par Jacques Paugram à commenter l’une de ses phrases (« Le charme dans la musique révèle le sens du sens »), Jankélévitch rappelle que si l’homme a besoin de sens en raison de ses besoins, il constate qu'au delà du sens, il y a un autre sens encore plus impalpable que j’appelle pour cette raison le sens du sens. Il y a donc l’objet, sa morphologie (il sert à ci, il sert à ça), et puis le sens (…), et d’autre part au delà encore, le sens de ce sens, encore plus secret, [surtout] quand il se réfère à la temporalité par exemple, au passé, aux choses révolues. (18’15’’) Dans la seconde émission diffusée cette même année et consacrée cette fois à la musique (à lire ci-dessous), il semble poursuivre ce raisonnement : Même lorsque la musique réveille en moi quelque chose d’indéterminé, que je ne peux pas préciser, un passé qui n’a même pas de date dans ma vie, alors j’ai une reconnaissance infinie qui m’arrache les larmes même, sans que je puisse dire ce que j’ai reconnu. (11’07’’) Jankélévitch mise sur la positivité du je-ne-sais-quoi qui est une espérance, l’objet d’une quête, qui aussi rend heureux, nous fait sourire. Même quand je l’ai démantibulée (une mesure de Chopin), analysée, montré l’harmonie sur laquelle elle repose, indiqué des préférences de jeu, quand vous savez tout cela, vous ne savez rien. C’est l’essentiel qui vous échappe. 

En 2014, Adèle van Reeth marque un arrêt sur les définitions possibles du je-ne-sais-quoi. C’est une manière de nommer quelque chose qu’on ne peut pas nommer, c’est presque l’autre nom de l’innommable, ce qui est là mais qui reste hors de portée du langage, une évidence de la pensée si grande que les mots paraissent incapable de la ressaisir. Cynthia Fleury poursuit : Vous avez aussi ce « je » lointain, socratique : je sais que je ne sais pas, qui est d’une certaine manière tout le nom de la philosophie regroupé dans un concept, parce que je rappelle qu’en plus, il y a des tirets entre les mots de ce je-ne-sais-quoi, qui ne se baladent pas séparément. Puis les pistes suivies par les deux intervenantes se séparent : est-ce volontairement que Jankélévitch s’escrime à laisser du reste dans le dire ? (Fleury) Ou le je-ne-sais-quoi fuit-il à l'insu de son auteur parce qu'embrasser la totalité d'un concept est impossible ? (van Reeth) Pour appuyer son hypothèse Cynthia Fleury prend l’exemple de la musique dans laquelle on entend le je-ne-sais-quoi. Elle ne le dit pas. Elle le fait ressentir. Telle une résurgence mystérieusement formée des parties d’un tout dont on peine à trouver l’exact point d’origine.

L’entretien entre Jacques Paugram et Vladimir Jankélévitch en 1980 se termine abruptement sur la relation du je-ne-sais-quoi à la liberté, sujet du troisième livre. Dès que vous avez trouvé l’élément dont dépend votre liberté et qui la constitue, vous vous apercevez que vous êtes aliéné. D’un homme libre, vous devenez un serf. Parce que la liberté n’est ni ceci, ni cela, mais elle est toujours au delà. Cynthia Fleury nous permet d’y voir un peu plus clair en ajoutant que réfléchir la liberté permet de prendre conscience que je n’ai pas été assez libre à un moment donné. Donc c’est ça notre liberté. C’est toujours la trace nostalgique d’avoir à un moment donné manqué de liberté (…). Nous faisons l’expérience de notre liberté essentiellement par le défaut de notre liberté. (29’58’’)

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Agora : La création en musique, par Olivier Germain-Thomas, avec Vladimir Jankélévitch (première diffusion : 24 décembre 1980)

Au début de l’entretien conduit par Olivier Germain-Thomas, Vladimir Jankélévitch désigne un point commun à la musique et à la radio-télévision : l’omniprésence des compteurs de temps qui affolent comme si il y avait un épuisement véritable. (4’35’’) Au sujet des autres arts avec lesquels la musique entretient un rapport de proximité ou d’exclusion, le philosophe explique que dans la poésie, la temporalité est moins à l’état pur, la faute aux mots [qui] portent un sens, tandis que la musique, à la lettre, n’est pas autre chose qu’une continuité temporelle, irréversible. Quant à la peinture, si elle est capable d’émouvoir le spectateur, elle reste un objet, une marchandise alors que la musique n’est pas un objet négociable.

Contre la phobie de la répétition qui remplit la musique contemporaine de la fin des années 1970, Vladimir Jankélévitch défend le droit à reconnaître un thème musical dans ce brouillamini où [l’auditeur] ne comprend rien, où il est perdu. Ce parti pris n’a rien d’un caprice et dépasse le champ de la musique. Reconnaître quelque chose, c’est comme reconnaître une amie qu’on n’a pas vue depuis très longtemps (…) : on est reconnaissant à la destinée de nous mettre subitement en sa présence (…). La réitération, la deuxième fois est une grâce, alors me la supprimer, me l’enlever, c’est un acte barbare.  (10’09’’) Il poursuit : La deuxième fois n’est pas comme la première. Aucune matinée ne ressemble à la précédente ni aux autres. (…) En cela, la répétition est aussi bien un recommencement qu'un gage de compréhension.

L’entretien est malheureusement trop court pour permettre à Olivier Germain-Thomas et Vladimir Jankélévitch de développer plus en longueur les différents thèmes suivants : l’ordre nouveau apparemment désordonné du compositeur russe Modeste Moussorgski (1839-1881), le sentiment de l’auditeur dans l’acte de création face à un professeur (ou un compositeur) qui tire à la ligne, le génie de l’innocence et le danger de la complaisance du créateur.

* Toute ma gratitude à P. pour l'aide apportée à la bonne orthographe de ces mots.

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