Appendice : Jeanne Moreau dans Les mardis du cinéma (04 décembre 1984)

08/10/2018


Le 27 avril 1983, France Culture diffusait une émission en trois parties exclusivement consacrée à Jeanne Moreau intitulée Comme ça. D’une durée totale de 3h45, cette archive déposée sur le site de France Culture le jour de la mort de l’actrice le 31 juillet 2017 a été l’objet d’une brève recension dans un post sur ce blog à lire et écouter ici : Jeanne Moreau : Comme ça (27 avril 1983)

Un an plus tard, le 04 décembre 1984, la finesse d’analyse et les souvenirs de Jeanne Moreau étaient de nouveau sollicités à l’occasion de l’émission Les mardis du cinéma : Joseph Losey parmi les siens, qui rendait hommage au cinéaste mort six mois plus tôt, le 22 juin 1984. Interviewée par Dominique Rousset, l'héroïne du film Eva (1962) revenait sur sa collaboration étroite avec Joseph Losey, leur rencontre en Bretagne et leur complicité sur les plateaux de cinéma. Ensemble, ils ont tourné trois films : Eva (1962), Monsieur Klein (1976) et La truite (1982).


Jeanne Moreau (28’00’’) : J’ai connu Jo Losey à travers The Criminal [1960], le film qu’il avait fait avec Stanley Baker. Et à cette époque-là, j’étais en discussion avec des producteurs français qui avaient acheté les droits de Eva de James Hadley Chase. Par contrat, j’avais droit au choix du metteur en scène. J’avais demandé Jean-Luc Godard. J’étais sous l’éblouissement d’À bout de souffle [1960].

À la suite de tractations très compliquées, d’abandon, de trahisons entre guillemets de Jean-Luc Godard, on s’est trouvé sans metteur en scène. Entre temps, j’avais vu une projection des Criminels, et j’ai dit sans avoir jamais vu en personne Joseph Losey : « Je pense que cet homme pourrait faire Eva. » À cette époque-là, je louais pour les vacances un château désaffecté dans un piteux état en Bretagne le château du Bilo [détruit en 2001]. 

À gauche, une carte postale du château du Bilo (non datée) et à droite, une photographie de sa destruction extraite d'un article du Télégramme (01 avril 2001).

Joseph Losey a été contacté et un soir, il est arrivé dans ce château en Bretagne. Il arrive qu’il pleuve et il pleuvait. J’écoutais beaucoup Billy Holiday à l’époque et nous avons passé trois jours ensemble [dans l’émission Comme ça, elle évoquait huit jours]. J’avais l’impression de quelqu’un qui était un exilé. (…) Nous avons parlé de beaucoup de choses, mais il m’a surtout parlé de lui. Après il a posé des questions sur moi. Notre accord s’est fait immédiatement. Je trouve que Jo a la quintessence de ce qu’ont tous les artistes, c’est-à-dire d’une façon complètement avouée cette bisexualité que nous avons tous. Alors bien sûr quand on dit « bisexualité », les gens croient que ça veut dire qu’on est capable de faire l’amour avec un homme ou une femme avec autant d’aisance. Peut-être qu’il faut employer un autre mot, [il vaudrait mieux] dire le côté androgyne. Cette exacerbation qu’ont tous les créateurs qui fait qu’ils peuvent ressentir des émotions féminines ou des émotions masculines, cette dualité, cette ambiguïté et si vous pensez aux images des films de Jo, moi chaque fois que je passe devant un miroir, je pense aux films de Losey. On voit beaucoup de plans de miroirs dans les films de Losey, mais [il] les montre de façon tout à fait particulière et ça me rappelle un truc qui m’est arrivé quand j’étais enfant et là, le miroir est important.

Photogrammes du film The servant de Joseph Losey (1963) dans lesquels les miroirs prolongent l'information initialement donnée dans le plan. À gauche, Tony (James Fox) ajuste son col de cravate. Devant et derrière lui, une succession de cadres dénote ses manières corsetées et le tournis qu'elles peuvent causer. À droite, le miroir renvoie l'image de deux nus féminins dessinés. Ils font écho à la position du personnage allongé au premier plan et laissent imaginer l'origine de ses fantasmes.

Un jour, mon père qui était très autoritaire comme tous les pères – ça se faisait – me dit quelque chose de très désagréable et me menace d’une punition corporelle et me tourne le dos. Et je lui tire la langue. Mais il y avait un miroir et il l’a vu. Donc je l’ai eue, la fessée. Et les miroirs servent à montrer ce qu’on ne verrait pas sans ça. Ce n’est pas simplement pour montrer une image double mais ça montre quelque chose qu’on ne saurait pas autrement.

Dominique Rousset : Quels étaient vos rapports avec lui, et comment il dirigeait les acteurs ?

Jeanne Moreau : Oh, c’était très doux. On savait tout l’un de l’autre. C’était formidable. C’était très tendre et très exalté. Très enthousiaste. On était du même monde. On parlait sans se parler. Mais c’est ça qu’on a avec tous les grands metteurs en scène. Et avec tous les metteurs avec lesquels on s’entend. Il y avait une vraie jubilation. (…) Je l’ai revu quelques semaines après son hospitalisation [à Londres]. Il est mort très déçu. Très désenchanté. C’est ce que je regrette. 

Photogrammes de The servant de Joseph Losey (1963). À gauche, le miroir suspendu au fond de la pièce laisse voir entrer Barrett (Dirk Bogard) dans la scène qui s'immisce entre les deux personnages couchés du premier plan (James Fox et Wendy Craig). À droite, le miroir convexe déformant joue le même rôle.

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