Guimard et l'art nouveau : Métropolitains (19 novembre 2003) : le Castel Béranger (1-3)

17/06/2018


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Il existe un monde Guimard, et d’une certaine manière, ce monde est totalitaire, visuellement s’entend, dit Alain Blondel dans son introduction à la journée d’études organisée le 13 octobre 2017 au musée des arts décoratifs, intitulée : Autour d’Hector Guimard pour le 150e anniversaire de sa naissance

Un monde Guimard, sans doute, mais d’émissions d’envergure qui s'ingénient à le présenter, une seule en 60 ans selon l’Inathèque, toutes radios confondues. On peine à le croire. En attendant de voir un jour ou l’autre le programme des Nuits de France Culture exhumer quelques trésors des archives (les lacunes régulièrement observées dans les référencements nous le laissent raisonnablement espérer), réjouissons-nous d’écouter l’émission Métropolitains diffusée le 19 novembre 2003 : Hector Guimard et l’art nouveau. François Chaslin y recevait Roger-Henri Guerrand (1923-2006), Jean-Pierre Lyonnet, Frédéric Descouturelle, André Mignard (ingénieur à la R.A.T.P.), David Poullard et Michel Rodriguez (conducteur de métro).

Soyons francs, l’émission est brouillonne et la parole mal distribuée. Les invités spécialistes de Guimard n’ont pas le loisir de s’exprimer en longueur et l’un d’entre eux, David Poullard, typographe, est même oublié dans le débat. Dans l’espoir de fortifier ces malheureuses 35 minutes cumulées d’émission consacrées à Guimard, j’ai choisi de suivre comme fil rouge les éléments de la discussion en les adossant à d’autres sources de connaissance : web, textuelles et visuelles.

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Né en 1867 à Lyon et mort à New-York en 1942, Hector Guimard ne devrait sa disparition des mémoires qu’au succès inversement proportionnel mais éclair de l’art nouveau qui n’a pas duré plus de 6 ou 7 ans, entre 1898 et 1903-1904, dit l'un des intervenants. Modérons quelque peu cette assertion. S’il est admis qu’Hector Guimard découvre l’art nouveau à Bruxelles, berceau du mouvement, à l’été 1895 (en copiant notamment la façade de la maison de Paul Hankar au n°71 rue Defacqz), il veille également à s’en démarquer. À l’esthétique naturaliste de l’art nouveau, Guimard oppose dès sa première construction (le Castel Béranger) un style symptomatique qu’il ne convient pas de définir en un mot ou deux comme le font, pressés par la fuite du direct, les invités de l’émission Métropolitains. Mais avant d’en venir à la littérature exclusivement réservée au Castel Béranger, écoutons Frédéric Descouturelle distinguer dans le temps long de l’œuvre les périodes successives qui le composent.

Au cours d’une conférence qu’il a donnée le 13 octobre 2017 dans le cadre de la journée d’études citée en introduction, l’auteur (également invité de Métropolitains 14 ans plus tôt) découpe l'évolution du style Guimard en 5 points (en gras, ce qui sera développé dans ce post et le suivant) : 1/ Une très brève période proto-art nouveau dans laquelle on retrouve des motifs issus de la nature (cf. l’école de Nancy) 2/ La conversion vers l’art nouveau avec un style organique, presque abstrait (…) [au] caractère (…) presque sauvage (le Castel Béranger) 3/ Une période plus maîtrisée, où les lignes sont plus tendues, presque arborescentes (1898-1900) (le Castel Henriette) 4/ La recherche d’une élégance et d’une filiation au style français du XVIIIe 5/ La période art déco où les matériaux de construction ont pris le relais des formes décoratives (qui existent toujours dans le style art nouveau mais localement) pour rythmer les plans (immeuble du 36-38 rue Greuze, Paris 16e).

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De manière générale, les conférences données au Musée des Arts Décoratifs ont l’avantage, en plus d’être scientifiquement accessibles, de partager un grand nombre de références littéraires historiques. Nous savons gré tout particulièrement à Agathe Bigand-Marion et Jérémie Cerman de la rigueur avec laquelle ils les ont données. Grâce à ces documents retrouvables facilement en ligne sur le site de la B.N.F. (Gallica), nous allons retracer la réception du premier édifice construit et pensé sous tous ses angles par Guimard : le Castel Béranger.

L’histoire du Castel Béranger débute en 1894 quand Hector Guimard, 27 ans à l’époque, reçoit la commande de Madame Veuve Fournier d’un immeuble de rapport à construire au 12 rue La Fontaine à Paris (le numéro oscillera ensuite entre le 12 et le 16, la plaque en fonte fixée sur la façade se fixant sur le 14). Sa construction s‘étale de 1895 à 1897, et connaît des modifications radicales du second œuvre à la suite du séjour de Guimard à Bruxelles, où il fait la rencontre de Victor Horta et d’architectures revendiquées comme modernes. On ne saurait mieux résumer la généalogie du Castel Béranger telle qu’elle a été écrite par Agathe Bigand-Marion, Laurent Bouttaz, Frédéric Descouturelle dans l’article du site Internet du cercle Guimard. Ajoutons seulement que l’immeuble comprend trois corps de bâtiments de six étages et 38 appartements aménagés, et qu’il a été lauréat le 28 mars 1899, avec 5 autres demeures, du premier concours de façades organisé par la Ville de Paris.

Exceptions faites de la porte d'entrée et des pièces intérieures, il est difficile de recueillir de bonnes photographies de l'architecture. Les planches aquarellées de l'album du Castel Béranger (édité par Guimard pour le promouvoir) d'après clichés sont à ce titre fort utiles. Ici, suivant la table des matières, la vue générale du Castel Béranger (à gauche) et sa façade sur la rue Fontaine (à droite) (planches 1 et 2).
Les critiques contemporains de Guimard s’accordent sur un point. Loué ou vilipendé, le Castel Béranger dépareille si vivement dans l’environnement répétitif des immeubles parisiens qu’il interpelle immanquablement l’œil des passants. Remontons le temps. Dans le n°33 du périodique Le mois littéraire et pittoresque de septembre 1901, Abel Fabre écrit (page 294) :

Les rues de la capitale de nos grandes villes, où s’alignent, froides et prétentieuses, de solennelles maisons toujours les mêmes, dotées des mêmes balcons que supportent les mêmes corniches, ornées des mêmes piliers classiques que surmontent les mêmes frontons, où l’appareil de construction disparaît sous des formes illogiques sans rapport avec lui, où la décoration sculpturale, habituellement hors d’échelle, s’accroche partout en parasite sauf aux parties vitales qu’elle devrait seules orner, sont de nature à faire apprécier une construction [le Castel Béranger] de ce genre. Emile Molinier, dans le mensuel Art et décoration de mars 1899, pourtant réservé quant à cette soudaine construction, partage le même constat (page 77) : (…) Exaspéré sans doute – il y a de quoi – par la banalité et, disons le mot, la bêtise de la plupart des maisons à loyers de Paris, [Guimard] a cherché à donner à sa construction un aspect séduisant.  Il est rejoint par Henry Eon dans un article dont la date (octobre 1897) prouve le retentissement immédiat causé par le Castel dès son achèvement, à la fin du XIXe siècle : Je suis allé pour cela au « Castel Béranger » à Passy, et me suis trouvé en présence d’une façade architecturale un peu compliquée peut-être, mais qui, de prime abord, avec ses balcons forgés, ses gargouilles, ses masques, ses ouvertures cintrées, m’a paru rompre heureusement avec les traditions classiques et monotones de nos architectes actuels. À l’examen, cette façade surprend plus qu’elle ne plaît. (dans le bi-mensuel La plume, page 647)

Dans cet immeuble de rapport : 1. le premier art d’ordinaire essentiellement fonctionnel, l’architecture, fusionne avec un deuxième, l'art décoratif, qui lui est d'égale importance. 2. L’introduction du fer et de la céramique dans les constructions conduit Guimard à articuler au sein des façades plusieurs matériaux dotés de qualités et de couleurs différentes. 3. Mû par une vision sans doute au départ utopique, il fait correspondre dans les moindres détails édification extérieure et aménagements intérieurs (parties communes et appartements) grâce à une unité de style. 4. La sensation d’immersion qui en résulte ne peut qu’entrer en opposition avec les immeubles de facture dite classique affublés d’un minable parallélisme (Paul Signac dans La revue blanche, 15 février 1899).


À gauche, entrée principale du Castel Béranger (photo de A. Thompson) ; à droite, le vestibule (photo de Jean-Pierre Dalbéra)
Pour ces raisons, envisager le Castel Béranger comme une oeuvre d'art total est permis sur le plan historique et concevable sur le plan artistique. Ménageons une petite pause radiophonique pour l’expliquer. Dans une série des Chemins de la connaissance (du 09 au 13 juin 2003), Marcella Lista, historienne d’art, revient sur l’origine de la notion d’œuvre d’art total telle qu’elle a été écrite par Richard Wagner. (…) Dans la première version que Wagner donne de l’art total dans son livre L’œuvre d’art de l’avenir de 1849, il place la poésie au sommet de tous les arts. C’est-à-dire que l’œuvre d’art total serait composée d’une alliance entre la danse, la musique en deuxième position, puis la poésie qui serait l’art le plus pur, le plus immatériel. C’est seulement après avoir lu les écrits de Schopenhauer qui place la musique au sommet de tous les arts (…) que Wagner va réorienter complètement sa hiérarchie des arts et placer la musique au somment de cette hiérarchie. (8’42’’) Mis en pratique, (…) il est clair que la scène et les moyens spectaculaires mis en œuvre notamment dans la construction du théâtre de Bayreuth favorisaient cette idée d’une image à laquelle le public devait adhérer sans détour, c’est-à-dire dans laquelle il devait s’absorber complètement. Je rappelle les innovations apportées par Wagner. Déjà il plonge la salle dans l’obscurité, ce qui est une nouveauté au XIXe siècle et il crée cette fameuse fosse mystique qui permet à l’orchestre de devenir invisible, d’être plongé sous le niveau des spectateurs. (…) Donc tout contribue à la création d’une image onirique.

Pas d'oeuvre d'art total sans la participation active d'un public, et dans le cas du Castel Béranger, de ses habitants, qui font un avec l’oeuvre. Comme vu plus haut, les critiques jouent aussi leur part dans la réception de l'immeuble en publiant des articles en nombre - à l'origine, aussi, de la renommée de Guimard. Parmi eux, on compte le désormais fameux Jean Rameau, dont les mots visent juste, en maintenant la réalisation à son premier degré de lecture :

Critique de Jean Rameau, paru dans Le Gaulois à l'occasion du premier concours de façades organisé par la ville de Paris (lundi 03 avril 1899) 
Je me suis empressé d’aller porter mes hommages à la première lauréate, que les journaux signalaient à Auteuil, dans la rue du bon La Fontaine ; et ce petit voyage m’a enchanté. (…) On l’appelle (…) la maison des diables. Ce nom est assez justifié. Il y a, du rez-de-chaussée à la toiture, une folle ascension de figures grimaçantes, de croupes fantastiques, où l’artiste voulut peut-être représenter des chimères, mais où le populaire voit surtout des démons, et qui font se signer à vingt pas toutes les vieilles femmes de l’arrondissement. Il y a des diables aux portes, des diables aux fenêtres, des diables aux soupiraux des caves, des diables aux balcons et aux vitraux, et l’on m’assure qu’à l’intérieur, les rampes d’escalier, les boutons de fourneaux, les clés des placards, tout, depuis le grand salon jusqu’à l’office, est de la même diablerie. Si Dieu ne protège plus la France, le diable du moins semble protéger Auteuil. Parisiens, dormez en paix.

À gauche : planche 22 de l'album du Castel Béranger (détail) incluant notamment une ancre de chaînage (hippocampe, haut) et un motif décoratif des balcons. Au centre, un fragment de la planche 23 représentant un détail du support de grille du hameau Béranger. (une figure anthropomorphe cornue est facilement projetable...). À droite, photographie de la grille du hameau par Yvette G. 
Imprimer sa marque de fabrique du sol au plafond peut occasionner des réactions viscérales (l’architecture de Guimard parle au corps et indéniablement du corps) comme susciter des élans enthousiastes, à l’exemple du peintre Paul Signac qui a publié dans La revue blanche citée plus haut un texte élogieux relatif au Castel Béranger. Selon lui, rien d’inutile (…), rien d’inexplicable dans cette décoration. Les motifs d’ornementation ne seront pas des objets quelconques de flore ou de faune, mais des lignes imposées par la destination, l’usage, la nécessité. (…) Car l’architectonique de M. Guimard, sous une apparence fantaisiste est de pure logique. Telle courbe d’aspect capricieux s’explique par des raisons d’hygiène, tel ornement de physionomie paradoxale est par l’isorrhopastique, tels matériaux hétéroclites par l’économique utilisation de ressources nouvelles (15 février 1899, page 318).

En dernier lieu, on l’entrevoit depuis le début, reste l’épineuse question du style qui contamine tout. N'est-il qu'un parasite qui tourmente l'esprit et déforme l'espace architectural ? (position de Jean Rameau) Ou bien un ingénieux décor qui dissimule une lecture souterraine accessible grâce à une observation fine ? (position de Paul Signac) Définir un style qui vit à des lieues de formes préhensibles est un exercice délicat qui requiert des trouvailles de vocabulaire ou de langue originale pour être caractérisé.

Dans l’émission Métropolitains du 19 novembre 2003, non à proprement parler du Castel Béranger, les invités passent sans s’arrêter sur le caractère abstrait des lignes de Guimard, avec une propension à la turgescence (Jean-Pierre Lyonnet). Au début du XXe siècle, le journaliste Abel Fabre (convoqué plus haut) avoue aussi manquer de prises lexicales pour décrire les appartements du Castel (page 295) : (…) il me faudrait une plume d’une richesse byzantine pour éveiller à l’imagination du lecteur l’éblouissant spectacle de ces salles si colorées où une imagination exubérante, trop peut-être, créa pour le plaisir des yeux des formes non déjà vues.  Mais à la fin de son papier, il produit une comparaison qui éveille tout à coup l'imagination. (page 296) : (…) Le système décoratif de M. Guimard est basé sur l’emploi exclusif d’un seul élément, la ligne. Avec lui, plus de feuilles, ni de fleurs stylisées comme avec Grasset, ni de tiges rubanées comme chez les Belges, mais une simple inflexion sinueuse qui se déroule et s’étend, capricieuse et rythmique. (…) [Mais] Je ne lui [Guimard] apprendrai rien en lui disant par exemple, que tel motif de ses papiers peints ressemble à un microbe grossi au microscope. (Le mois littéraire et pittoresque, septembre 1901)

À gauche et à droite : les planches 46 et 47 du papier peint discuté par le critique Abel Fabre dans son article publié dans Le mois littéraire et pittoresque au centre (septembre 1901, page 302). Destiné à la salle à manger, ce papier peint est composé d'une frise en haut (les microbes...) et d'une bordure en bas (voir la conférence de Jérémie Cerman pour plus d'informations).
Avant Abel Fabre, Émile Molinier, dans son article « Le Castel Béranger » publié dans Art et décoration de mars 1899, accusait déjà Guimard de contrevenir au bon ordre du goût architectural au point de postuler, sur le registre de la métaphore, une cause d'origine biologique à ce trouble (page 77) : On est en présence d’un individu qui ne procède historiquement de rien, qui peut avoir ses qualités, mais qui juxtaposé avec ses congénères prend tout de suite l’apparence d’un cas de tératologie (la tératologie est la science qui étudie la malformation des êtres vivants, d’après Le Petit Robert). De là à faire du style Guimard le point de départ d'une maladie virale, il n'y a qu'un pas.

À gauche, planche 9 de l'album du Castel Béranger : encorbellement d'angle sur le hameau. À droite, la planche 35, avec dans sa moitié supérieure les poignées en cuivre des portes sur palier.
Mais déterminé à comprendre la nature de son ressentiment, Molinier a le mérite d'approfondir sa description des motifs qui ornent l’architecture de Guimard. La faune reconnaissable en un coup d’œil (chat, chauve-souris, hippocampe) et la sinuosité des lignes à connotation végétale l’intéressent moins que la précision du vocabulaire dédié à son objet de recherche : (…) Pour accommoder cette sculpture (…), on s’est cru obligé d’en arrondir tous les angles, de l’amollir, de lui retirer la fermeté qui doit être un des caractères de la sculpture ; tout est enveloppé dans une sorte de gangue qui noie les profils et l’expression.  De quoi rappeler les mots de Frédéric Descouturelle qui, dans ses pas, évoque à la vue des potelets des entourages de métro parisien une impression d’écoulement, un petit peu comme si une matière visqueuse se faisait attirer vers le bas par la pesanteur. (conférence donnée au musée des arts décoratifs). Cette viscosité une fois pétrifiée peut encore suggérer des excroissances squelettiques à lire Molinier qui décrit, au moment d’entrer dans le Castel Béranger, la maigreur du mobilier, où les angles, les bases s’engraissent quelque peu, de façon à former de véritables apophyses [éminence à la surface d’un os, Le petit Robert], qui font dire à quelques-uns que ces meubles ont l’air d’être construits avec des os.

À gauche : planche 58 : trépied (et son armature osseuse...) et cache-pot en grès (ensemble et détails) . À droite, la porte d'entrée du Castel Béranger (crédits photo : lartnouveau.com)
Écouter ou lire les spécialistes de Guimard détailler les traits saillants de son style est passionnant au sens où le regard multiplie les projections de tous ordres. Prenons par exemple, la ferronnerie de la porte du Castel Béranger. Ses lignes sont communément associées au dessin formé par la lanière d'un fouet. Mais rien n'empêche d'y voir les profils allusifs d'instruments de musique ou les lettres d'un alphabet délirant. Si le regard s'attarde, il peut même arriver à croire que la porte est montée à l'envers, c'est-à-dire vue depuis la rue comme si elle l'était depuis l'intérieur du Castel, en raison peut-être de la structure asymétrique des volutes. Ces brèves tentatives de définitions travaillées de l'intérieur ont l'avantage de garder en alerte l'esprit et de vivifier l'imagination en faisant usage d'autres mots que ceux couramment admis en architecture.

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Lire la suite >> Guimard et l'art nouveau : Métropolitains (19 novembre 2003) : l'ouverture du métro (2-3)
Appendice >> Guimard et l'art nouveau : Le Castel Henriette au cinéma (3-3)

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